Le Maroc se trouve à un moment charnière. Le taux de chômage atteint 12,8 % au deuxième trimestre 2025, mais grimpe bien au-delà de 30 % chez les jeunes de moins de 25 ans. La formation professionnelle, censée constituer un tremplin vers l’emploi, reste sous-dimensionnée : seuls 25 000 apprenants bénéficient actuellement d’un parcours par apprentissage. C’est dans ce contexte que le gouvernement a dévoilé Tadaroj, un programme appelé à « changer d’échelle ».
L’ambition est claire : généraliser la formation en alternance dans plus de 200 filières, dont 80 liées à l’artisanat, et former 100 000 jeunes par an à partir de 2026. Les domaines ciblés vont de l’agriculture au tourisme, en passant par l’industrie et les services. Une bourse annuelle de 5 000 dirhams est promise à chaque stagiaire, tandis que les centres de formation voient leur subvention augmentée de 20 %. Les formateurs, longtemps sous-valorisés, bénéficieront d’une indemnité rehaussée à 300 dirhams par stagiaire.
L’État revendique ainsi un double objectif : répondre à la pénurie de main-d’œuvre qualifiée et donner une chance à la jeunesse non diplômée. Sur le papier, le plan est cohérent ; sur le terrain, les obstacles s’annoncent autrement plus complexes.
Un dispositif ambitieux, mais sous tension
Tadaroj se distingue d’abord par sa dimension inclusive. En visant les jeunes peu ou pas qualifiés, il cherche à combler une faille structurelle du marché de l’emploi marocain. La formation par apprentissage, souvent perçue comme une voie de seconde zone, pourrait retrouver une légitimité si les débouchés professionnels suivent.
Les incitations financières constituent un levier non négligeable. Pour de nombreux jeunes, la bourse de 5 000 dirhams représente un véritable soutien matériel. De même, la revalorisation du rôle des formateurs, longtemps relégués au second plan, redonne un souffle aux établissements publics et associatifs engagés dans la formation professionnelle.
Mais ces avancées ne masquent pas la fragilité de l’ensemble. Car former 100 000 apprenants par an suppose de tripler les capacités d’accueil actuelles, de recruter et former des centaines d’encadrants supplémentaires, et surtout, de convaincre les entreprises d’ouvrir leurs portes à des apprentis. Or, le tissu économique marocain, constitué à 95 % de PME et TPE, reste peu habitué à ce modèle de collaboration avec les centres de formation.
L’écart persistant entre ambition et réalité
Le succès du programme reposera avant tout sur la qualité des formations dispensées. L’expérience montre que l’apprentissage ne peut fonctionner que si les entreprises jouent pleinement leur rôle de formatrices. Or, beaucoup manquent encore de moyens, de structure, voire de culture managériale propice à l’encadrement des jeunes.
Le risque est double : voir les apprentis cantonnés à des tâches subalternes, sans véritable transfert de compétences, ou constater un déséquilibre entre l’enseignement théorique et la pratique professionnelle. Dans les deux cas, la finalité du dispositif — une insertion durable — serait compromise.
Autre faiblesse : la surreprésentation de l’artisanat. Si ce secteur joue un rôle économique et culturel majeur, il reste difficilement formalisable et peu générateur d’emplois stables. Les filières liées à la transition numérique, à la maintenance industrielle ou à l’économie verte, bien plus porteuses, ne bénéficient pas encore d’une visibilité suffisante dans le dispositif.
Enfin, la gouvernance même du programme interroge. Comment assurer un suivi rigoureux de dizaines de milliers d’apprenants répartis sur tout le territoire ? Les moyens humains et technologiques nécessaires à l’évaluation et à la certification risquent d’être sous-estimés.
Un défi budgétaire et institutionnel
L’enveloppe budgétaire annoncée n’a pas encore été détaillée dans le Projet de loi de finances 2026. Pourtant, les besoins s’annoncent colossaux. Outre les bourses et les indemnités, il faudra financer l’équipement des centres, la modernisation des outils pédagogiques et la mise en place d’un système d’information fiable pour suivre les parcours.
Le rôle des institutions partenaires — OFPPT, ANAPEC, chambres professionnelles, collectivités régionales — sera décisif. Mais leur coordination demeure un défi récurrent de la politique de formation marocaine. Le risque de chevauchement ou de dispersion des efforts est réel, comme l’ont montré les précédents programmes (Forsa, Awrach).
Un autre enjeu se profile : la pérennité des financements. Les dispositifs massifs ont souvent connu une forte dynamique au lancement, avant de s’essouffler faute de budgets reconduits ou d’indicateurs d’impact clairs.
Le modèle européen : inspiration ou mirage ?
Le Maroc regarde volontiers du côté de l’Europe, où l’apprentissage est un pilier du marché du travail. En Allemagne ou en Suisse, il repose sur une culture de partenariat ancien entre l’État, les entreprises et les syndicats, adossée à une certification rigoureuse.
Transposer ce modèle suppose d’adapter non seulement les programmes, mais aussi les mentalités. L’apprentissage y est valorisé comme une voie d’excellence, pas comme un choix par défaut. Le Maroc devra donc redéfinir son discours public : faire comprendre aux familles et aux jeunes que l’employabilité ne passe pas uniquement par le diplôme académique, mais par la compétence pratique et l’expérience.
Pour y parvenir, la communication institutionnelle ne suffira pas. Il faudra surtout que les exemples de réussite se multiplient : jeunes embauchés après leur apprentissage, entreprises gagnantes en productivité, formateurs reconnus. Sans ces preuves concrètes, Tadaroj risque d’être perçu comme un programme de plus dans la longue liste des réformes inachevées.
Vers une réforme systémique de la formation
Derrière Tadaroj se cache une question plus large : celle du modèle marocain de formation professionnelle. Le pays peine encore à établir un continuum cohérent entre l’école, la formation, et l’emploi. L’apprentissage pourrait en être le maillon manquant, à condition d’être intégré dans une stratégie nationale de compétences.
Cela implique de repenser les passerelles entre la formation initiale, continue et qualifiante ; d’encourager la reconversion professionnelle ; et de mieux associer les entreprises à la définition des programmes. L’orientation scolaire devra également être revue pour valoriser plus tôt les parcours techniques et métiers.
L’introduction de modules numériques, la certification des compétences transversales (communication, sécurité, innovation) et l’adossement à des standards internationaux donneraient au programme une dimension durable et exportable.
Un pari social et politique
Tadaroj se veut le symbole d’une politique tournée vers l’inclusion et la dignité du travail. Former, c’est investir dans la stabilité sociale et économique. Mais former mal, c’est nourrir la frustration et la précarité.
Le Maroc joue ici une carte stratégique : transformer une jeunesse vulnérable en force productive. Si l’apprentissage devient un outil de mobilité sociale réelle, le pays gagnera un double dividende : un capital humain mieux préparé et un tissu économique plus compétitif.
Encore faut-il que les promesses soient tenues. L’État devra rendre des comptes sur les résultats concrets : taux d’insertion, satisfaction des entreprises, impact territorial. La transparence et l’évaluation publique du programme seront les seules garanties contre la tentation de la communication politique.
Le programme Tadaroj porte une vision claire : faire de la formation par apprentissage un levier de transformation nationale. Mais sa réussite dépendra moins de la grandeur des discours que de la rigueur de son exécution. Entre espoir et scepticisme, il représente un test majeur pour la capacité du Maroc à concilier ambition sociale et efficacité économique — non pas sur le papier, mais dans les ateliers, les fermes et les usines où se joue l’avenir de sa jeunesse.







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