Pendant des décennies, la gestion des compétences a reposé sur des analyses de postes détaillées et des référentiels actualisés à intervalles réguliers. Chaque poste était décrit par un ensemble de missions, chaque mission associée à des compétences mesurées sur des grilles. Ces modèles ont servi à structurer les plans de formation, à piloter les carrières et à orienter les recrutements.
Mais cette approche, pertinente dans un monde relativement stable, devient inadaptée dans un environnement où la technologie redessine les tâches en temps réel. L’intelligence artificielle ne se contente pas de compléter les outils existants : elle modifie la nature des rôles, redistribue les responsabilités et crée de nouveaux flux de travail hybrides, associant l’humain et la machine.
Continuer à travailler avec des cartographies figées revient à utiliser une carte routière périmée pour naviguer sur une autoroute en construction permanente. Les entreprises courent le risque de former leurs collaborateurs à des compétences déjà dépassées au moment où elles sont acquises, ou d’ignorer les nouvelles aptitudes devenues stratégiques.
Trois évolutions marquent le passage à ce nouvel âge :
- L’unité d’analyse n’est plus le poste isolé, mais l’interaction entre l’humain et l’IA dans un flux de travail.
- Les compétences ne sont plus de simples savoir-faire techniques, mais des compétences “AI-aware” intégrées dans chaque rôle.
- La validation ne peut plus être interne à la seule fonction RH : elle doit associer les directions IT, data et transformation pour assurer la cohérence avec la stratégie technologique globale.
Du poste figé au flux de travail Homme+IA
Le premier basculement est conceptuel. Il ne s’agit plus de se demander uniquement : « Quelles sont les responsabilités de ce poste ? », mais « À quels moments ce professionnel interagit-il avec une IA ? ». Dans le recrutement, par exemple, un responsable RH ne se contente plus de publier une offre et d’analyser des CV. Il supervise des outils de présélection, interprète des scores algorithmiques et doit vérifier la pertinence des résultats.
Le rôle n’est donc plus celui d’un exécutant, mais celui d’un médiateur entre l’homme et la machine. La compétence clé devient la capacité à collaborer avec l’IA : savoir la questionner, la recadrer, interpréter ses sorties et en mesurer les conséquences. Cette approche oblige à cartographier les rôles non pas comme des blocs statiques mais comme des nœuds dans un réseau d’interactions homme-machine.
Vers des compétences “AI-aware”
Le deuxième basculement est qualitatif. Il ne suffit plus d’ajouter la mention “compétences numériques” dans les fiches de poste. Chaque compétence doit être repensée à travers le prisme de l’IA.
Prenons l’exemple de la communication. Elle ne consiste plus seulement à rédiger un mail ou à animer une réunion. Elle inclut désormais la capacité à dialoguer avec un chatbot de recrutement, à expliquer à un comité de direction comment un algorithme a produit un score ou à vulgariser les résultats d’une analyse de données pour des collaborateurs non spécialistes.
La compétence technique elle-même change de nature. Un gestionnaire de paie, hier focalisé sur la maîtrise d’un logiciel métier, doit aujourd’hui savoir ajuster les paramètres d’un outil d’IA pour corriger des biais ou anticiper les erreurs. La dimension critique et adaptative devient indissociable de chaque compétence traditionnelle.
Un processus de validation transversal
Le troisième basculement concerne la gouvernance. Autrefois, les référentiels de compétences étaient validés en interne, entre RH et managers opérationnels. Dans un monde où l’IA devient le cœur des processus, cette méthode est insuffisante.
Un nouveau modèle s’impose : les référentiels doivent être validés en concertation avec les équipes technologiques et les responsables de la transformation. C’est à cette condition que les compétences RH définies reflètent réellement les besoins liés aux projets numériques de l’organisation.
Cette validation croisée évite de créer des décalages. Trop souvent, les RH définissent des compétences théoriques qui ne correspondent pas à la réalité technique des outils déployés. À l’inverse, les équipes IT conçoivent des systèmes sans intégrer les considérations humaines, éthiques et culturelles. L’implication conjointe des deux parties permet d’aligner les ambitions technologiques et la préparation des collaborateurs.
Un plan d’action en cinq étapes
Pour transformer concrètement leurs pratiques, les DRH peuvent s’appuyer sur un plan d’action structuré en cinq étapes.
- Auditer les interactions Homme-IA. La première étape consiste à observer le terrain. Quels outils d’IA sont déjà utilisés ? Comment les collaborateurs interagissent-ils avec eux ? Les contournent-ils, les subissent-ils, ou les exploitent-ils activement ? Cette analyse, basée sur des entretiens et des observations, permet d’identifier les points de contact réels entre humains et systèmes intelligents.
- Intégrer les compétences IA dans chaque rôle. Une fois ces interactions identifiées, il faut repenser les rôles. Pour chaque poste, quelles compétences liées à l’IA sont essentielles aujourd’hui ? Lesquelles pourraient améliorer la performance à court terme ? Lesquelles émergeront dans les trois prochaines années ? Cette hiérarchisation (essentiel, améliorant, émergent) permet d’établir des priorités claires.
- Redéfinir les niveaux de maîtrise. Nommer une compétence ne suffit pas. Il faut préciser ce que signifie la maîtriser à différents niveaux. Par exemple, un niveau “avancé” en éthique pourrait correspondre à la capacité de détecter les biais dans un algorithme de présélection ; un niveau “expert” à la capacité de conduire un audit complet et de proposer des solutions correctives.
- Valider avec des partenaires stratégiques. Le nouveau référentiel doit ensuite être confronté à la réalité. IT, data scientists, responsables de transformation et managers doivent y contribuer. Ce processus évite de créer un outil théorique déconnecté des besoins techniques et des impératifs stratégiques.
- Construire un modèle agile et évolutif. Le résultat final doit être un cadre modulaire, capable d’évoluer rapidement. L’ajout d’une nouvelle compétence ou la redéfinition d’un niveau de maîtrise doit être simple. Ce référentiel doit être un outil vivant, mis à jour au rythme des innovations technologiques et des retours d’expérience des équipes.
Quelle voie de développement choisir ?
Une fois les lacunes identifiées, la question devient : comment développer efficacement ces compétences ? Plusieurs options s’offrent aux entreprises, chacune avec ses avantages et ses limites.
- La formation interne : adaptée pour un contenu sur mesure, mais coûteuse et difficile à généraliser.
- Les consultants et coachs externes : utiles pour des interventions ciblées, mais risquent de ne pas laisser de savoir durable une fois la mission terminée.
- Les cours en ligne génériques : accessibles et rapides, mais souvent trop superficiels et déconnectés des réalités RH.
- Les programmes spécialisés pour les RH : plus pertinents, car ils combinent scalabilité et adéquation avec les cas d’usage métiers.
Le choix dépend des priorités de l’entreprise : faut-il développer rapidement des connaissances de base pour un grand nombre, ou construire une expertise stratégique chez quelques leaders ? Le calendrier, les ressources financières et la culture d’entreprise orientent également cette décision.
Vers une culture de l’apprentissage continu
Au-delà des dispositifs de formation, la question centrale est celle de la culture. Le développement des compétences à l’ère de l’IA ne peut pas être conçu comme une série d’actions ponctuelles. Il doit devenir un processus continu, intégré au travail quotidien.
Cela implique trois conditions :
- Aligner le développement sur les objectifs business : les nouvelles compétences doivent être évaluées non pas sur la base de certificats obtenus, mais sur leur impact réel dans les projets.
- Intégrer l’apprentissage au flux de travail : l’acquisition de compétences doit se faire au plus près des situations réelles, à travers des projets pilotes, des retours d’expérience et des boucles d’amélioration.
- Impliquer le leadership : la direction doit incarner cette priorité et faire de l’apprentissage un axe stratégique, plutôt qu’un outil de remédiation.
Dans ce nouveau modèle, le DRH cesse d’être un administrateur de plans de formation. Il devient l’architecte d’un écosystème d’apprentissage, capable d’orchestrer des solutions multiples, d’accompagner les managers et de promouvoir une culture de curiosité et d’adaptabilité.
Vers une fonction RH architecte de l’écosystème IA
Réinventer le développement des talents n’est plus une option mais une nécessité stratégique. Les anciens modèles, fondés sur la stabilité des rôles, ne tiennent plus face à la vitesse de transformation des métiers.
Les DRH doivent désormais bâtir des cadres de compétences vivants, ouverts, capables d’évoluer au rythme de l’innovation technologique. Ils doivent aussi choisir, parmi les différentes voies de développement, celles qui créent une dynamique durable et alignée avec les objectifs de l’entreprise.
La fonction RH se transforme ainsi en chef d’orchestre de l’interaction entre humains et machines. Son succès ne se mesurera plus uniquement en heures de formation dispensées, mais en capacité à créer une organisation où l’apprentissage continu, l’adaptabilité et l’éthique deviennent des réflexes quotidiens.







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