Les premiers signaux d’un glissement structurel se confirment : les postes d’entrée de carrière sont les premiers sacrifiés par la vague d’automatisation portée par l’intelligence artificielle. Aux États-Unis, plus de 10 000 suppressions de postes ont été directement attribuées à l’IA sur les sept premiers mois de 2025, selon les données du cabinet Challenger, Gray & Christmas. Ce chiffre ne concerne ni des fonctions obsolètes, ni des secteurs de niche, mais des emplois traditionnellement confiés aux jeunes diplômés : collecte de données, reporting, rédaction de synthèses, support analytique. Autrement dit, ce qui formait jusqu’à présent le socle de la montée en compétences en début de carrière.
La déclaration de Tobi Lütke, CEO de Shopify, résume bien l’état d’esprit dominant dans les grandes entreprises : « Pas de nouvelle embauche si l’IA peut faire le travail. » Chez Duolingo, l’“aisance IA” conditionne désormais les promotions. McKinsey a de son côté déployé à grande échelle des agents IA capables d’absorber une part significative du travail autrefois confié aux juniors. Ces exemples ne relèvent plus de l’expérimentation. Ils marquent l’entrée dans une phase d’optimisation technologique à visée budgétaire, dans laquelle l’humain devient une variable d’ajustement.
Pour les directions RH, la nature des arbitrages change. Il ne s’agit plus de rationaliser des effectifs vieillissants ou de digitaliser des processus. L’automatisation vient concurrencer directement les profils fraîchement diplômés, au moment même où ces derniers sont censés découvrir l’entreprise, assimiler ses codes, et constituer la relève de demain.
Les données disponibles aux États-Unis sont sans ambiguïté : plus de 806 000 suppressions d’emplois ont été annoncées en 2025, dont plus de 89 000 dans la tech. Dans ce secteur, plus de 27 000 postes ont été supprimés entre 2023 et 2025 pour cause d’IA. Les fonctions junior sont les plus exposées : elles concentrent les tâches répétitives, structurées, aisément traduisibles en prompts ou en modèles d’apprentissage automatique.
Cette dynamique crée une rupture dans le cycle naturel de l’emploi. Traditionnellement, les postes de niveau débutant servent de porte d’entrée dans l’organisation. Ils permettent d’apprendre en produisant, d’évoluer en se rendant utile, de monter en responsabilité par capillarité. En supprimant cette étape, l’entreprise interrompt la logique de transmission interne. Elle gagne peut-être en immédiateté, mais se prive de ses futurs managers.
Le marché américain donne un aperçu des conséquences de cette logique. Le taux de chômage des jeunes diplômés y atteint 6 %, bien au-dessus de la moyenne nationale. Dans la tranche des 20-30 ans du secteur technologique, la hausse atteint 3 % depuis le début de l’année. La génération Z en ressent l’impact de plein fouet : près d’un jeune sur deux estime que l’IA a dévalorisé son diplôme. Ce ressenti n’est pas anecdotique ; il traduit un décrochage objectif entre l’offre éducative et la réalité du marché.
Selon Handshake, plateforme spécialisée dans les débouchés jeunes, les offres d’emploi pour profils juniors dans les fonctions corporate ont reculé de 15 % en un an. En parallèle, les mentions de l’IA dans les fiches de poste ont progressé de 400 % en deux ans. L’entrée sur le marché du travail se referme au moment précis où les entreprises automatisent leurs fonctions de back-office, et externalisent celles nécessitant encore du traitement humain à faible coût.
La tentation de faire l’impasse sur les jeunes profils peut sembler rationnelle sur le court terme. Le coût de recrutement, la nécessité de formation, la courbe de montée en compétence sont autant de contraintes que l’IA permet de contourner. Mais le pari est risqué. En affaiblissant leur vivier interne, les entreprises s’exposent à une pénurie managériale à moyen terme. Les talents qui ne sont pas recrutés aujourd’hui ne seront pas les leaders de demain.
Tristan L. Botelho, professeur à Yale, le rappelle avec clarté : « Si trop d’entreprises coupent dans l’entrée de gamme, elles passent à côté de la construction de leur pipeline managérial. » Une entreprise sans relève interne devient dépendante de l’extérieur, avec les risques que cela comporte en matière de culture, de loyauté et d’adaptation.
Ce déséquilibre affecte aussi les dynamiques collectives. Le recul des embauches juniors crée un effet d’éviction générationnelle. Selon Oxford Economics, 85 % de la hausse du chômage en 2025 serait imputable non pas à des licenciements, mais à l’incapacité des nouveaux entrants à accéder au marché. Ce n’est pas tant l’IA qui licencie, que l’IA qui empêche d’embaucher.
Les DRH africains, et marocains en particulier, doivent observer ces signaux avec attention. L’argument du décalage géographique ne tient plus. Nombre de jeunes diplômés marocains accèdent aujourd’hui à des postes similaires à ceux de leurs homologues américains, notamment dans les métiers du digital, du traitement de données, de la communication, de l’analyse commerciale. Tous ces métiers sont aujourd’hui impactés.
Le risque est d’autant plus réel que plusieurs entreprises internationales opérant au Maroc commencent à appliquer les mêmes logiques d’automatisation. À terme, cela pourrait se traduire par un ralentissement durable de l’insertion professionnelle des jeunes, avec un effet domino sur la consommation, l’épargne, la stabilité sociale et le moral collectif.
En parallèle, certaines entreprises locales commencent à reproduire les modèles d’optimisation importés, sans toujours mesurer leur impact systémique. Or, dans un pays où le chômage des jeunes est déjà une fragilité structurelle, sacrifier l’entrée de gamme au nom de la productivité risque d’amplifier les déséquilibres.
Pour les directions RH, il devient urgent de redéfinir les priorités. L’IA n’est pas un problème en soi. Ce qui est en jeu, c’est la manière dont elle est intégrée aux parcours de carrière. Quelques pistes se dessinent : adapter les dispositifs d’onboarding à un environnement assisté par IA ; former les jeunes à piloter ces outils plutôt qu’à les subir ; construire des postes hybrides mêlant travail cognitif et supervision algorithmique ; renforcer les soft skills dans les parcours de développement ; et surtout, maintenir un seuil minimal d’embauche junior pour préserver la dynamique générationnelle de l’entreprise.







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