Le dialogue social, pilier de la stabilité sociale et économique, semble aujourd’hui en panne. Les principales centrales — la Confédération Démocratique du Travail (CDT), l’Union Marocaine du Travail (UMT) et l’Union Générale des Travailleurs du Maroc (UGTM) — dénoncent une mise à l’écart systématique de leurs représentants dans la définition des priorités budgétaires et sociales. L’accord de 2022, signé en présence du chef du gouvernement, prévoyait deux cycles annuels de concertation afin d’aborder les sujets structurants : revalorisation des salaires, amélioration des conditions de travail, réforme de la fonction publique et encadrement du dialogue sectoriel. Or, la session prévue en septembre, moment charnière avant la préparation de la Loi de Finances, n’a jamais eu lieu. Cette absence d’échange, inédite depuis la relance du dialogue tripartite, est perçue par les syndicats comme une forme de mépris institutionnel à l’égard du mouvement social.
Cette rupture dans la concertation s’inscrit dans un contexte économique délicat. La pression sur le pouvoir d’achat, la précarisation de certains emplois publics et privés, ainsi que la lenteur des réformes sociales alimentent un sentiment de décrochage entre les promesses gouvernementales et les réalités vécues par les travailleurs. Pour les syndicats, l’enjeu dépasse la simple revalorisation salariale : il s’agit de redonner sens à la concertation en réaffirmant la place des partenaires sociaux dans la gouvernance publique. Ils rappellent que le dialogue social est avant tout un instrument de stabilité, non une formalité politique. Or, en laissant s’installer un climat de méfiance, l’exécutif prend le risque de fragiliser le consensus social patiemment construit depuis 2011.
L’adoption du Projet de Loi de Finances 2026, le 19 octobre en Conseil des ministres, a été vécue comme la confirmation d’un déséquilibre croissant entre discours et pratique. Présenté par la ministre de l’Économie et des Finances, Nadia Fettah Alaoui, ce texte met l’accent sur la consolidation de l’État social, la généralisation de la protection sociale, le soutien aux familles vulnérables et l’investissement massif dans la santé et l’éducation. Le gouvernement prévoit la création de 27 000 postes, un effort budgétaire salué sur le plan macroéconomique. Mais pour les syndicats, le problème ne réside pas dans les chiffres, mais dans la méthode. Aucune consultation préalable n’a eu lieu, alors même que les dispositions de l’accord de 2022 imposent une concertation avant toute décision d’envergure affectant les travailleurs. En contournant ce principe, le gouvernement s’expose à la critique d’un pilotage technocratique, éloigné des réalités sociales et des besoins exprimés par les forces vives.
Ce passage en force alimente une défiance profonde. Pour la CDT, cette démarche marque « un recul grave » du dialogue social institutionnalisé. L’UMT, quant à elle, évoque « un déni de participation » et s’interroge sur la portée des engagements pris par l’exécutif. Derrière ces positions se cache une inquiétude réelle : la marginalisation progressive des syndicats dans les décisions publiques, au profit d’une gouvernance verticale où la concertation devient purement décorative. Cette situation pourrait se traduire par une montée des tensions sociales, surtout dans un contexte de pression inflationniste persistante et de ralentissement du pouvoir d’achat. Les organisations syndicales préviennent que sans rétablissement du dialogue central, le risque de grèves sectorielles ou de mobilisations coordonnées s’accroît.
La question n’est pas seulement politique ; elle touche à la crédibilité du modèle social marocain. Depuis plusieurs années, le Maroc s’efforce de construire un équilibre entre compétitivité économique et cohésion sociale. La réussite du chantier de la protection sociale universelle, l’élargissement de la couverture médicale et la réforme des régimes de retraite reposent tous sur une coopération étroite entre l’État, le patronat et les syndicats. Or, l’érosion du dialogue social central fragilise cette architecture. Sans concertation régulière, les réformes risquent d’être perçues comme imposées plutôt que co-construites, affaiblissant leur appropriation par les acteurs du monde du travail.
Ce déficit de concertation met aussi en lumière une question de méthode. Le dialogue social, pour être crédible, doit être prévisible, structuré et doté d’un calendrier fixe. Or, au Maroc, il dépend encore trop de la volonté politique du moment. Les réunions sont souvent convoquées de manière ad hoc, sans ordre du jour précis ni mécanisme d’évaluation. Plusieurs observateurs estiment qu’il serait temps d’institutionnaliser un « Conseil national du dialogue social », doté d’un statut légal et d’un secrétariat permanent, à l’image du Conseil économique, social et environnemental. Une telle structure pourrait garantir la continuité des discussions, la traçabilité des engagements et la participation des acteurs régionaux, notamment dans le cadre de la régionalisation avancée.
Pour les DRH du secteur public comme du privé, cette dégradation du climat social est également source d’inquiétude. L’absence de lisibilité sur les orientations salariales, les réformes du statut des fonctionnaires ou encore la fiscalité applicable à la masse salariale complique la planification budgétaire et les politiques internes de rémunération. Le dialogue social ne se limite pas aux négociations gouvernementales : il irrigue la confiance dans les entreprises, influence la stabilité du climat de travail et conditionne la qualité des relations professionnelles. En ce sens, un dialogue social national en berne se répercute mécaniquement sur les pratiques RH des organisations, notamment en matière de gestion du climat social et de prévention des conflits collectifs.
Les syndicats, de leur côté, multiplient les appels à un retour à la table des négociations. Ils demandent la reprise immédiate du dialogue central, présidé par le chef du gouvernement, et l’intégration des priorités sociales dès la phase de préparation des politiques économiques. Plusieurs revendications demeurent en suspens : l’actualisation du salaire minimum interprofessionnel, la réforme des retraites, la régulation de la précarité dans le secteur public et la mise en place d’un cadre légal pour le télétravail. Ces sujets, essentiels à la modernisation du marché du travail marocain, exigent une vision partagée et une implication des partenaires sociaux dès l’amont.
Le gouvernement, de son côté, mise sur les effets macroéconomiques de ses réformes pour justifier sa stratégie. L’exécutif estime que la consolidation des finances publiques et la maîtrise de la masse salariale conditionnent la soutenabilité de l’État social à long terme. Mais cette logique technico-budgétaire peine à convaincre les acteurs sociaux, qui y voient une approche comptable dépourvue de vision humaine. Le dialogue social ne saurait être réduit à un exercice de communication post-décisionnel ; il doit précéder et éclairer les choix économiques. La gouvernance sociale moderne repose sur l’idée d’un compromis dynamique entre performance économique et justice sociale, non sur la prééminence de l’un sur l’autre.
À l’heure où le Maroc s’engage dans la généralisation de la protection sociale et la réforme de l’administration publique, la relance du dialogue social devient urgente. Elle ne se décrète pas : elle se construit par la confiance, la régularité et la reconnaissance mutuelle des acteurs. Un gouvernement qui dialogue peu risque de gouverner dans la défiance. Un syndicalisme ignoré perd sa capacité à canaliser les frustrations. Entre les deux, c’est la cohésion nationale qui s’effrite. Restaurer un espace de dialogue réel, transparent et productif, c’est réaffirmer le choix d’un Maroc qui avance par la concertation, non par la confrontation.







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