Depuis vingt ans, la trajectoire salariale de la fonction publique marocaine raconte l’histoire d’un pays qui oscille entre rigueur et réaction. Derrière chaque hausse se cache un épisode de tension sociale, de crise économique ou de sécheresse prolongée. Les salaires des fonctionnaires, loin de refléter une stratégie durable de revalorisation, semblent suivre un cycle politique et météorologique : ils augmentent quand le climat s’assombrit, quand la contestation monte ou quand les caisses de l’État le permettent. Ce mécanisme, devenu presque structurel, interroge la manière dont le Maroc gère sa fonction publique et la place qu’il accorde à la stabilité sociale dans son architecture économique.
L’ère de l’abondance : Jettou-El Fassi, ou la pluie comme moteur budgétaire
Au début des années 2000, le Maroc entame une phase de modernisation économique avec une fonction publique pléthorique. Le gouvernement Jettou (2002–2007) fait de la maîtrise des dépenses son credo : départs volontaires à la retraite, rationalisation de la masse salariale, gel des recrutements. En 2007, le salaire moyen plafonne à 5 333 DH, dans un climat économique stable et une inflation maîtrisée.
Tout change avec Abbas El Fassi. Entre 2007 et 2012, les finances publiques connaissent un afflux inédit grâce à des campagnes agricoles exceptionnelles et à des recettes fiscales dynamiques. L’État peut se montrer généreux. Résultat : le salaire moyen bondit à près de 7 200 DH, soit une hausse de 35 %. Le point d’orgue intervient en 2011 avec l’accord social du 26 avril, signé dans le contexte brûlant du Printemps arabe : + 600 DH nets pour tous les fonctionnaires.
L’augmentation se traduit alors par un véritable gain de pouvoir d’achat : l’inflation reste faible et les revenus réels augmentent. Mais cette embellie repose sur une conjonction fragile : de bonnes récoltes, une croissance soutenue et un climat politique tendu. Ce n’est pas une stratégie salariale ; c’est une réponse à une double opportunité : stabilité politique et prospérité climatique.
L’ère de la rigueur : Benkirane ou l’équilibre avant tout
Avec Abdelilah Benkirane (2012–2017), le Maroc change de paradigme. La priorité devient la soutenabilité budgétaire. Les réformes impopulaires s’enchaînent : décompensation des carburants, réforme des retraites, maîtrise du déficit. Le dialogue social s’essouffle, les marges de manœuvre financières s’amenuisent.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le salaire moyen n’augmente que de 400 DH sur tout le mandat, passant de 7 200 à 7 600 DH. Pourtant, ce gel relatif ne provoque pas de crise sociale majeure. La raison : une inflation quasi nulle, souvent inférieure à 1,5 %, et un contexte économique globalement stable.
Le pouvoir d’achat est préservé, mais pas amélioré. L’État gèle les gains réels obtenus sous El Fassi, se contentant des promotions automatiques et des avancements d’échelon. Le Maroc entre alors dans une ère de sobriété salariale, où la prudence budgétaire prime sur la redistribution.
L’entre-deux : El Othmani, la tentative du consensus
Le mandat de Saâdeddine El Othmani (2017–2021) amorce un timide retour au dialogue social. En 2019, un nouvel accord permet une hausse générale des salaires et quelques ajustements sectoriels. Le salaire moyen passe ainsi de 7 600 DH à environ 8 250 DH, soit une augmentation de 650 DH sur le mandat.
Le contexte, cependant, n’a plus rien à voir avec celui des années El Fassi : la sécheresse s’installe durablement et les campagnes agricoles déçoivent. Les années 2019–2020 voient le début d’un cycle sec structurel, aggravé par la crise sanitaire mondiale.
La revalorisation salariale de 2019 redonne un léger souffle au pouvoir d’achat, mais sans compenser la lente érosion du modèle économique. En 2021, le Maroc sort de cette période avec une inflation toujours faible, mais une croissance anémiée. L’équation budgétaire devient plus complexe : l’État a renoué avec la dépense sociale, mais sans base de richesse solide pour la soutenir.
Le saut de crise : Akhannouch, ou la hausse comme bouclier social
Le gouvernement Akhannouch (2021–2025) hérite d’une tempête parfaite. Sécheresse persistante, flambée des prix des matières premières, inflation record et tensions sociales : tous les signaux virent au rouge. Entre 2022 et 2023, l’inflation dépasse 6 %, du jamais-vu depuis vingt ans.
Dans ce contexte, le salaire moyen hérité de 2021 (8 250 DH) perd rapidement sa valeur réelle. Les revendications s’intensifient, notamment dans les secteurs de l’Éducation et de la Santé. L’exécutif réactive alors le levier salarial comme instrument de paix sociale.
L’accord d’avril 2024, couplé à des revalorisations ciblées, marque un tournant. Une augmentation générale de 1 000 DH nets est accordée à tous les fonctionnaires, tandis que les enseignants et les soignants bénéficient d’ajustements plus conséquents. Résultat : le salaire moyen atteint 10 600 DH en 2025, soit + 2 350 DH en trois ans.
Mais cette fois, la hausse n’a pas seulement un effet compensatoire. Corrigée de l’inflation cumulée sur la période (+ 16 %), elle représente un gain réel de pouvoir d’achat estimé à + 12 %, le plus fort depuis 2011.
Pour la première fois depuis plus d’une décennie, la fonction publique enregistre une amélioration tangible du niveau de vie de ses agents. Toutefois, cette progression reste obtenue par réaction à la crise, non par anticipation. Le salaire demeure un outil d’amortissement social plutôt qu’un levier de transformation structurelle.
Le mirage de la hausse : un pouvoir d’achat sous respiration cyclique
En apparence, la progression du salaire moyen depuis vingt ans est impressionnante : de 5 333 DH en 2007 à 10 600 DH en 2025, soit un doublement. En réalité, corrigée de l’inflation cumulée et du renchérissement du coût de la vie (logement, alimentation, énergie, transport), la hausse réelle est bien plus modeste.
L’État, loin d’anticiper les cycles économiques, réagit à chaque crise par une injection salariale massive. Cette logique réactive crée un effet de rattrapage permanent : chaque choc social ou économique déclenche une revalorisation exceptionnelle, sans réforme structurelle de la rémunération publique.
Ce mécanisme entretient un déséquilibre croissant : les salaires publics progressent par à-coups, alors que le privé, non protégé, s’adapte à marche forcée. Les écarts se creusent. Le Maroc compte aujourd’hui près de 600 000 fonctionnaires mieux protégés que la majorité des actifs du secteur informel ou des petites entreprises, dont les revenus stagnent sans filet.
Une équation budgétaire de plus en plus fragile
Le chiffre de 10 600 DH interroge aussi la soutenabilité budgétaire. Chaque hausse généralisée pèse lourdement sur la masse salariale, déjà estimée à près de 160 milliards de dirhams, soit plus de 10 % du PIB. En période de sécheresse et de baisse des recettes agricoles, cet effort devient de plus en plus difficile à maintenir.
La question n’est donc pas seulement économique : elle est politique et sociale. Comment préserver la paix sociale sans compromettre l’équilibre budgétaire ? Comment garantir l’équité entre un secteur public protégé et un secteur privé exposé ? Le Maroc n’a pas encore trouvé la réponse.
L’enseignement d’une chronique cyclique
En vingt ans, deux pics ressortent : 2011 et 2024. Le premier, sous El Fassi, fut une réponse politique à la contestation. Le second, sous Akhannouch, une réponse économique à l’inflation. Dans les deux cas, les hausses massives furent réactives, pas planifiées.
Cette dépendance aux cycles – qu’ils soient climatiques, économiques ou sociaux – montre les limites d’un modèle où le salaire moyen devient le baromètre des crises nationales. Le fonctionnaire marocain n’est pas enrichi ; il est stabilisé. Son revenu évolue comme un amortisseur de chocs, oscillant entre protection et vulnérabilité relative.
En 2025, la fonction publique marocaine atteint un sommet salarial historique, mais sur un terrain instable. Les 10 600 DH symbolisent autant la résilience d’un État qui soutient ses agents malgré les crises, que la fragilité d’un modèle budgétaire sous tension. Tant que la rémunération publique restera le principal outil de gestion des crises, chaque hausse future sera moins le signe d’une prospérité retrouvée que celui d’une politique de stabilisation sociale à haut coût budgétaire.







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