La photographie du marché du travail semble, à première vue, rassurante. Le taux de chômage recule à 13,1 %, soit une baisse de 0,5 point en un trimestre. L’industrie, avec plus d’un million d’emplois en 2024, enregistre une croissance soutenue et un investissement record de 89,7 milliards de dirhams. L’automobile est devenue le premier employeur industriel du pays avec 251 440 postes, dépassant le textile et le cuir. L’agroalimentaire, la chimie et la pharmacie affichent des taux de productivité jamais atteints. Le pays semble tourner à plein régime.
Mais ces chiffres flatteurs masquent un déséquilibre profond. Car la dynamique de création d’emplois ne profite pas à tous. La génération Z, formée, connectée, optimiste par nature, découvre une réalité brutale : le marché du travail se referme sur elle. Derrière le recul du chômage, le sous-emploi explose. Plus de 1,2 million de personnes occupent désormais des emplois précaires ou sous-qualifiés. Le taux national de sous-emploi atteint 11,1 %, contre 10 % un an plus tôt. Les jeunes diplômés sont parmi les plus touchés : ils travaillent, mais loin de leurs compétences, dans des fonctions qui n’ont rien à voir avec leurs études.
Ce phénomène, longtemps perçu comme transitoire, devient structurel. L’économie se transforme plus vite que le système éducatif ne s’adapte. Les entreprises recrutent sur des bases techniques – automatisation, robotique, maintenance, mécatronique – quand les universités produisent encore des profils théoriques, peu opérationnels. Ce désalignement crée une fracture générationnelle : entre ceux qui maîtrisent les codes techniques de la nouvelle économie et ceux qui, malgré leurs diplômes, restent spectateurs de la modernisation.
Cette désynchronisation nourrit un sentiment de trahison du contrat social. Les jeunes avaient cru qu’un diplôme, des stages et de la persévérance suffiraient à garantir leur intégration. Ils découvrent aujourd’hui qu’ils ne sont ni prioritaires, ni attendus. Le marché de l’emploi ne cherche plus à absorber les nouvelles promotions : il sélectionne, trie, élimine. Les plateformes de recrutement automatisées rejettent les candidatures en quelques secondes. Le silence des entreprises devient un langage à part entière.
Dans ce contexte, la désillusion grandit. Le recul du chômage global n’allège pas la pression individuelle : les jeunes continuent de voir leurs candidatures rester sans suite, leurs stages se prolonger sans embauche, leurs ambitions se réduire à un « emploi tout court ». Beaucoup finissent par accepter n’importe quelle mission, au détriment de leur vocation initiale. L’« underemployment » n’est plus une exception : c’est le visage ordinaire de la jeunesse diplômée.
L’industrie illustre cette tension. Les emplois créés sont de plus en plus techniques, qualifiés, concentrés dans des zones précises : Tanger, Kénitra, Casablanca. Dans ces pôles, la montée en productivité est spectaculaire : plus de 226 000 dirhams de valeur ajoutée par emploi dans l’automobile, contre 78 000 dans le textile. Mais cette montée en gamme se fait au prix d’une sélectivité accrue. Sans formation ciblée, la plupart des jeunes issus de filières généralistes restent à distance de ces gisements d’emploi. La reconversion devient un impératif, mais les dispositifs existants demeurent fragmentés. Les programmes publics – Forsa, Awrach, Tadaroj – soutiennent la création d’activité et la formation par apprentissage, mais leur impact reste limité face à la taille du problème.
C’est dans ce climat d’attente et de frustration qu’a émergé le mouvement GenZ 212, symbole d’une génération qui ne veut plus subir. À partir de fin septembre 2025, des milliers de jeunes diplômés et étudiants se sont mobilisés à travers le pays pour dénoncer l’absence de perspectives, la dégradation des services publics et la corruption systémique. Le collectif, organisé via les réseaux sociaux et des plateformes numériques comme Discord, incarne une nouvelle forme de contestation : décentralisée, numérique, spontanée. Les manifestants ont choisi d’adresser leurs revendications directement au roi, contournant les appels au dialogue du gouvernement.
Leur discours dépasse les simples revendications économiques. Ils réclament une réforme en profondeur de l’éducation, de la santé, et surtout de l’emploi des jeunes — non plus comme une promesse politique, mais comme un droit social fondamental. Les causes profondes du mouvement puisent dans des inégalités persistantes, un système éducatif déconnecté, une jeunesse marginalisée et des symboles d’injustice qui s’accumulent : absence de mérite perçu, absence de transparence, absence d’écoute. Ce n’est plus une crise de génération, mais une crise de reconnaissance.
Le mouvement GenZ 212 se distingue aussi par ses modes d’action. Loin des structures syndicales traditionnelles, il s’appuie sur une organisation fluide, où la parole circule librement entre participants. Ce modèle horizontal fait écho à l’identité numérique d’une jeunesse qui refuse les intermédiaires et s’exprime directement. La mobilisation, majoritairement pacifique, a toutefois été émaillée de violences dans certaines villes, provoquant un débat interne sur les stratégies à adopter. Début novembre, le collectif a annoncé une pause pour se réorganiser, promettant de reprendre sa mobilisation avec des revendications structurées.
Ce que traduit cette séquence, c’est la perte de confiance d’une génération dans les institutions censées la représenter. Le malaise n’est pas conjoncturel : il est structurel. Tant que l’accès à l’emploi restera verrouillé, tant que les jeunes continueront à se heurter à un système figé, la colère trouvera d’autres formes d’expression. Et si cette colère se déplace des réseaux à la rue, c’est que le fossé entre la parole officielle et la réalité vécue n’a jamais été aussi large.
Les décideurs économiques et institutionnels en sont conscients : sans politique active d’insertion, la reprise restera incomplète. Il ne s’agit plus seulement de créer des emplois, mais de créer des emplois accessibles. L’investissement industriel doit s’accompagner d’un effort équivalent en formation technique, en orientation, en accompagnement à la première embauche. Les entreprises doivent renforcer leurs liens avec les écoles, les universités et les centres de formation pour bâtir des passerelles réelles, pas symboliques.
Car derrière chaque jeune qui décroche un emploi à la hauteur de ses compétences, c’est un peu de cohésion sociale qui se reconstruit. Et derrière chaque diplômé laissé de côté, c’est une fracture qui s’approfondit. Le pays ne manque ni de talents ni d’énergie ; il manque de synchronisation entre sa jeunesse et son économie. Si cette génération reste en marge, la modernisation industrielle pourrait bien se transformer en bombe sociale. Les chiffres de la croissance ne suffiront pas à masquer les visages d’une jeunesse qui, faute de place, cherche ailleurs une raison d’espérer.







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