Le virage brutal des technologies de batteries en Europe
Depuis une décennie, l’Europe s’était engagée avec ambition dans la construction d’une souveraineté énergétique fondée sur les batteries lithium-ion, notamment à travers des projets tels que Verkor, ACC ou Northvolt. Ces industriels avaient fait le choix technologique du triptyque nickel-manganèse-cobalt (NMC), alors considéré comme plus performant que son concurrent LFP (lithium-fer-phosphate), largement adopté par les leaders chinois CATL et BYD.
Mais ce pari s’est retourné. En l’espace de deux ans, les batteries LFP ont comblé leur retard en matière de compacité et de longévité, tout en conservant un avantage décisif sur le plan économique. Plus simples à produire, moins gourmandes en matériaux rares et jusqu’à 40 % moins chères à fabriquer, elles ont séduit des poids lourds comme Tesla, Volkswagen et Renault, qui les intègrent désormais dans leurs modèles d’entrée de gamme. L’Europe, prise de court, vacille. La rentabilité des gigafactories conçues pour la NMC est remise en question. Les lignes de production sont difficiles à adapter. Et les importations massives venues d’Asie exercent une pression sans précédent sur les projets locaux.
Le choc LFP agit comme un révélateur : les certitudes industrielles du Vieux Continent s’effondrent face à une innovation pilotée par les dynamiques asiatiques, mieux financées, plus agiles, et plus proches du terrain technologique.
Le Maroc, nouveau centre de gravité d’une filière en recomposition
Pendant que l’Europe absorbe cette onde de choc, le Maroc avance ses pions. En quelques années, le Royaume a consolidé une position stratégique dans la chaîne de valeur des batteries, grâce à un faisceau d’atouts : proximité logistique avec l’Europe, électricité verte, ressources naturelles critiques (phosphates, cobalt), et surtout une politique industrielle orientée vers l’agilité.
Contrairement aux projets européens, les gigafactories marocaines n’ont pas parié sur une technologie unique. À Jorf Lasfar, le partenariat CNGR-Al Mada (COBCO) s’est structuré autour de la double production NMC et LFP, dès la phase de conception. Même logique à Kénitra, où Gotion High-Tech et CATL installent des capacités modulables, capables de s’ajuster à l’évolution de la demande. L’objectif n’est pas d’imposer une norme, mais de répondre à un marché en mouvement.
Cette diversification s’appuie sur des alliances sino-marocaines soigneusement tissées. Plutôt que de chercher à reproduire un modèle de souveraineté technologique, Rabat a fait le choix du codéveloppement : les industriels chinois amènent leur savoir-faire, les partenaires marocains leur stabilité politique, leur infrastructure et leur capacité d’intégration locale. Autour des usines, des chaînes complètes se dessinent : sous-traitance, centres de recyclage, unités de recherche appliquée et formations professionnelles adaptées. Une logique de plateforme, bien plus qu’un simple site de production.
Agilité industrielle et intégration : les deux piliers du modèle marocain
Cette approche modulaire et partenariale permet au Maroc de rester en phase avec les tendances mondiales. Si demain, les batteries à l’état solide ou au sodium-ion venaient à s’imposer, les accords technologiques existants avec les innovateurs asiatiques faciliteront une transition rapide. Le tissu industriel marocain, plus jeune et plus souple, n’est pas corseté par les mêmes rigidités que celui de l’Europe.
L’État joue ici un rôle d’architecte discret : incitations fiscales, simplification administrative, accompagnement logistique et alignement des dispositifs de formation. Le pays a également lancé plusieurs initiatives pour structurer un pôle de compétences en électrochimie, afin de réduire sa dépendance technologique sur le long terme.
Ce positionnement hybride — à la fois base industrielle et plateforme de services pour l’Europe — permet au Maroc d’attirer les investissements en amont des constructeurs comme Renault ou Stellantis, déjà implantés sur son territoire. Il réduit aussi les délais et les coûts logistiques tout en alignant son offre industrielle avec les standards environnementaux attendus par les régulateurs européens.
Un modèle solide, mais sous pression
Pour autant, la stratégie marocaine n’est pas exempte de risques. L’intégration massive d’acteurs asiatiques soulève des questions de souveraineté technologique : la propriété intellectuelle reste concentrée hors du Royaume, limitant sa marge de manœuvre sur certains segments à haute valeur ajoutée. La volatilité des prix des métaux rares — cobalt, lithium, manganèse — expose aussi les gigafactories marocaines aux aléas des marchés internationaux.
De plus, la montée en puissance d’alternatives régionales comme la Turquie ou les Émirats arabes unis, avec des offres concurrentielles similaires, pourrait fragiliser l’attractivité du Maroc. Enfin, l’évolution des normes européennes, notamment sur les critères de durabilité et de traçabilité des batteries, pourrait imposer des ajustements coûteux à l’appareil industriel marocain.
Mais ces défis ne remettent pas en cause les fondamentaux du modèle. Le Maroc ne prétend pas dominer le marché mondial, mais aspire à devenir un acteur incontournable dans un écosystème euro-méditerranéen fragmenté. Sa force réside dans sa capacité à absorber les chocs, à pivoter rapidement, et à fédérer des énergies industrielles et technologiques autour d’une vision cohérente.
Vers une “Battery Valley” marocaine ?
Loin de l’agitation médiatique qui entoure les projets européens, le Maroc construit patiemment une filière structurée, connectée et réactive. La logique d’écosystème, la double spécialisation technologique, la porosité aux innovations asiatiques et l’ancrage industriel avec les constructeurs automobiles européens forment une combinaison stratégique rare.
À mesure que l’Europe repense ses choix industriels, le Royaume chérifien pourrait devenir un territoire de repli ou de relocalisation partielle pour les acteurs désillusionnés du Vieux Continent. Reste à savoir si le pays saura pérenniser cet avantage concurrentiel dans la durée, en renforçant son socle technologique, en consolidant ses ressources humaines, et en se dotant de relais d’influence dans les débats réglementaires internationaux sur l’avenir des batteries.
Le choc LFP n’a pas seulement révélé les failles du modèle européen, il a aussi mis en lumière la résilience silencieuse d’un modèle alternatif. À l’ombre des grandes annonces et des mégawatts, le Maroc dessine peut-être, sans fracas, les contours de la prochaine “Battery Valley” globale.







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