Le marché de l’emploi mondial vit un renversement de dynamique inattendu. Alors que la « grande démission » avait incarné le besoin d’autonomie et de quête de sens, 2025 marque le retour d’un comportement opposé : la rétention par peur. Aux États-Unis, le taux de démission est tombé à 1,9 %, son plus bas niveau depuis dix ans hors période de crise sanitaire. Les créations de postes ralentissent — 73 000 en juillet contre 100 000 attendus — et le chômage remonte à son plus haut niveau depuis quatre ans.
Ce phénomène n’est pas isolé : l’Europe enregistre elle aussi une contraction du marché, avec une baisse de 5 % du volume d’offres publiées au premier trimestre 2025. Dans les entreprises, les collaborateurs oscillent entre prudence et résignation. Quitter un poste, même insatisfaisant, semble aujourd’hui plus risqué que d’y rester. Cette immobilité traduit moins une fidélité accrue qu’une réaction rationnelle à l’incertitude.
Les racines d’une prudence mondiale
Plusieurs facteurs convergent pour expliquer cette mutation. Le premier est évidemment économique. La succession des crises — inflation persistante, guerre commerciale, tensions géopolitiques — a profondément fragilisé la confiance des travailleurs. Après avoir connu la précarité ou les licenciements post-Covid, beaucoup redoutent désormais de perdre la stabilité acquise.
S’ajoute une autre variable, plus structurelle : l’automatisation. L’intelligence artificielle bouleverse les métiers de la connaissance, réduisant la visibilité sur l’avenir professionnel. Une enquête du cabinet LHH indique que 46 % des dirigeants ont déjà réduit leurs effectifs pour intégrer l’IA à leurs processus, et que 54 % envisagent de le faire d’ici cinq ans. Les métiers administratifs, comptables, ou de support technique sont les premiers concernés, mais l’inquiétude gagne aussi les fonctions d’encadrement.
Enfin, la promesse d’un gain financier à chaque changement d’entreprise n’est plus garantie. Le différentiel salarial, jadis moteur de mobilité, s’estompe. Dans la tech, les rémunérations des développeurs ont même reculé, conséquence d’une offre abondante et d’une demande plus sélective. L’arbitrage devient simple : mieux vaut s’ennuyer que risquer de perdre un revenu stable.
Un engagement en berne, une loyauté contrainte
Cette prudence a un coût humain. Rester dans un emploi par défaut alimente la démotivation et l’usure psychologique. Selon Glassdoor, 65 % des collaborateurs se disent « coincés » dans leur poste actuel. Le sentiment d’impuissance s’installe, les perspectives de progression s’amenuisent, et la perte de sens mine l’engagement.
Les psychologues du travail alertent sur la montée d’un nouveau syndrome : la « loyauté défensive ». Il ne s’agit plus d’un attachement sincère à l’entreprise, mais d’un réflexe de survie professionnelle. Les collaborateurs s’y accrochent comme à une bouée dans un océan d’incertitudes. L’énergie autrefois consacrée à la performance ou à l’innovation se détourne vers la préservation de soi.
Pour les managers, cette inertie n’est pas forcément une bonne nouvelle. Un turnover faible peut sembler rassurant, mais il s’accompagne souvent d’une perte de vitalité collective. Les équipes se figent, l’innovation ralentit, la créativité se tarit. Les entreprises doivent alors composer avec des collaborateurs physiquement présents, mais psychologiquement en retrait.
Le nouveau défi du management
Face à cette situation, le rôle du management évolue. Il ne s’agit plus de retenir les talents, mais de les réactiver. La fidélité contrainte exige de nouveaux leviers : reconnaissance, mobilité interne, formation continue, ou redéfinition des missions. Les organisations doivent recréer du mouvement sans forcément provoquer de départs.
Certaines entreprises expérimentent des solutions internes. Des programmes de rotation de postes ou de « missions courtes » permettent aux collaborateurs de rompre la monotonie sans changer d’employeur. D’autres misent sur la montée en compétences face à l’IA, en transformant la peur technologique en opportunité d’apprentissage.
Mais la clé réside surtout dans la transparence. Dans un climat anxiogène, les collaborateurs ont besoin de visibilité. Le management doit expliquer les décisions stratégiques, clarifier les trajectoires de carrière et reconnaître la contribution réelle de chacun. Un dialogue social plus constant devient un facteur de sécurité psychologique, indispensable pour contrer la résignation silencieuse.
Des témoignages qui traduisent une lassitude lucide
Les récits recueillis dans la presse occidentale confirment ce changement d’état d’esprit. « Je préfère m’ennuyer que perdre mon salaire », admet un cadre interrogé par Le Point. « Je suis malheureux ici depuis des mois, mais le marché est trop incertain pour partir », confie un autre salarié dans Fortune.
Ces témoignages reflètent une maturité nouvelle : les collaborateurs ne croient plus au mythe de la mobilité comme unique ascenseur professionnel. Ils privilégient la stabilité financière et la sécurité personnelle, même au prix d’une perte d’épanouissement. Le « job hugging » n’est donc pas une fidélité romantique à l’entreprise ; c’est une stratégie d’adaptation à un marché instable.
Vers une future réouverture du marché
Les experts anticipent toutefois un rééquilibrage. Cette période de prudence pourrait précéder une nouvelle vague de mobilité, comparable à une « mini Great Resignation ». Lorsque les signaux économiques redeviendront positifs, les collaborateurs longtemps retenus par la peur pourraient se remettre en mouvement.
Les entreprises qui auront su entretenir la confiance et investir dans le développement interne seront alors les mieux placées pour retenir leurs talents. Celles qui auront négligé la communication ou laissé s’installer la lassitude risqueront, à l’inverse, de subir des départs massifs et soudains. Le « job hugging » n’est donc pas une garantie de fidélité durable, mais un sursis avant un possible basculement.
Une mutation durable du rapport au travail
Au-delà des cycles économiques, le « job hugging » révèle une transformation profonde : la peur de l’incertitude redéfinit la valeur du travail. La stabilité, hier perçue comme un frein à la carrière, redevient un objectif en soi. Les collaborateurs cherchent moins à « faire carrière » qu’à « préserver » leur sécurité et leur équilibre personnel.
Pour les directions des ressources humaines, le défi est double : maintenir la motivation dans un environnement de prudence généralisée, et préparer la reprise de la mobilité quand elle surviendra. Il ne s’agit plus seulement de recruter, mais d’orchestrer le rythme du mouvement humain dans l’entreprise. La gestion des carrières devient un exercice d’équilibriste entre sécurité et projection.
En définitive, le « job hugging » marque l’entrée dans une ère du travail plus rationnelle, où l’instinct de protection l’emporte sur l’envie d’aventure. Cette tendance invite les dirigeants à repenser la fidélité non comme un état, mais comme une responsabilité : celle d’offrir des conditions qui donnent envie de rester pour de bonnes raisons, et non par crainte de partir.







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