Début mai 2025, Meta a annoncé la suppression de 2 000 postes à Barcelone, opérée via son sous-traitant Telus International. En apparence, cette décision relève d’une simple restructuration. En réalité, elle s’inscrit dans une dynamique stratégique plus large : la réduction progressive du recours à la modération humaine au profit de l’intelligence artificielle (IA).
Ces licenciements révèlent une transformation accélérée du marché mondial de l’emploi. Les géants du numérique reconfigurent leurs chaînes de valeur : automatisation des tâches, recours à des modèles IA pour remplacer les fonctions de support, et désintermédiation des services délocalisés. Le secteur de la modération de contenu, longtemps considéré comme incontournable pour des raisons éthiques et juridiques, devient lui aussi vulnérable à la logique algorithmique.
Au Maroc, pays pivot de l’offshoring, cette actualité doit être reçue comme un signal stratégique : l’ère des services numériques intensifs en main-d’œuvre est menacée par l’automatisation. Et les conséquences, si elles ne sont pas anticipées, pourraient être lourdes.
L’automatisation et l’IA : moteurs des suppressions de postes chez Meta
Depuis 2023, Mark Zuckerberg l’a déclaré à plusieurs reprises : Meta veut devenir une entreprise “AI-centric”. Cette orientation s’est traduite par des investissements massifs dans des outils de modération automatisée, utilisant des modèles linguistiques avancés et des algorithmes capables d’analyser les contenus en temps réel.
La modération humaine, notamment dans les langues à large audience comme l’anglais, l’espagnol ou le français, est en train de céder la place à des outils d’IA formés à reconnaître les propos haineux, les contenus violents ou les informations erronées.
Les suppressions à Barcelone s’inscrivent dans cette logique. Meta rationalise ses processus, réduit ses coûts de sous-traitance et limite l’exposition juridique liée à l’externalisation de tâches sensibles, comme la modération de contenus graphiquement choquants ou traumatisants. Mais ce virage stratégique n’est pas sans effets pervers.
D’une part, les systèmes automatisés sont encore loin d’égaler l’intuition humaine pour évaluer les contextes culturels ou les nuances linguistiques. D’autre part, la réduction du personnel humain affecte la qualité et la précision de la modération, tout en renforçant les risques de désinformation ou de censure arbitraire.
Menace sur l’écosystème marocain : automatisation, offshoring et santé mentale au travail
Ces évolutions posent deux défis majeurs au modèle marocain d’externalisation :
Un risque technologique : selon le rapport Future of Jobs 2025 du Forum Économique Mondial, près de 46 % des compétences actuelles des travailleurs marocains devront évoluer d’ici 2030, principalement à cause de l’automatisation et de la digitalisation des tâches. Les métiers de la relation client, de la modération et du support technique sont les premiers menacés.
À court terme, l’automatisation partielle de ces fonctions peut coexister avec des profils humains spécialisés. Mais à moyen terme, sans une montée en gamme des compétences et une diversification des activités, le Maroc risque une érosion de sa compétitivité, notamment face à des pays qui intègrent déjà les technologies d’IA dans leur offre offshoring.
Un défi humain et psychosocial : certaines expériences passées ont mis en évidence un angle mort du modèle marocain de l’externalisation : la santé mentale des collaborateurs, souvent négligée au profit de la rentabilité opérationnelle. La modération de contenu, en particulier, expose les équipes à une charge émotionnelle extrême, rarement prise en compte dans les politiques RH.
Face à des géants comme Meta, les DRH marocains doivent renforcer leurs dispositifs de soutien psychologique, anticiper les risques psychosociaux, et intégrer des clauses sociales dans les contrats internationaux. Le sujet n’est plus marginal : il devient central dans la gestion de la performance durable.
Que faire ? Recommandations pour les DRH et prestataires marocains
Les DRH ne peuvent rester spectateurs face à cette transformation. Trois pistes d’action s’imposent :
Former et requalifier massivement : le virage IA est irréversible. Il est donc crucial de requalifier les collaborateurs exposés à la disparition de leurs métiers. Cela implique une montée en compétences sur des domaines comme :
- IA appliquée et modération algorithmique,
- Analyse de données et cybersécurité,
- UX / UI design et développement logiciel.
- Ces formations doivent être courtes, ciblées et certifiantes, pour permettre des reconversions rapides.
Diversifier l’offre de services offshore : le Maroc doit sortir de la logique du “volume low-cost” pour se positionner sur des segments à plus forte valeur ajoutée : services analytiques, back-office financier, contenus créatifs, assistance IA. Cela passe par des partenariats technologiques, mais aussi une réorganisation des modèles RH vers plus de spécialisation.
Renforcer les standards sociaux et la santé mentale : il est urgent d’instaurer des normes psychosociales claires dans les centres d’appel et plateformes de modération. Cela inclut :
- la mise en place de cellules de soutien psychologique internes,
- des rotations plus fréquentes pour les postes à haute charge émotionnelle,
- une reconnaissance juridique des troubles liés à l’exposition aux contenus violents.
Le benchmark international montre que ces pratiques améliorent la fidélisation, réduisent le turn-over et renforcent l’image sociale des prestataires.
La suppression de 2 000 postes chez Meta en Espagne est le reflet visible d’une dynamique souterraine : la volonté des Big Tech de réduire leur dépendance à l’humain dans les fonctions de modération et support. Le Maroc ne peut plus se permettre d’attendre.
Les DRH, les prestataires et les pouvoirs publics doivent agir de concert pour anticiper les ruptures à venir : requalification, diversification, innovation sociale. Dans ce virage technologique, la réussite ne reposera pas seulement sur la compétitivité des coûts, mais sur la capacité à concilier excellence opérationnelle, intégrité sociale et résilience face aux mutations mondiales.