Longtemps cantonné à la seule logique de service, le lien entre qualité de l’expérience client et engagement des collaborateurs évolue. Désormais, les DRH doivent intégrer une dynamique bidirectionnelle : si des collaborateurs satisfaits contribuent à une meilleure relation client, des retours négatifs de ces derniers peuvent à leur tour fragiliser la motivation des équipes, ternir la marque employeur et rendre le recrutement plus complexe.
Un lien bidirectionnel encore mal intégré
La théorie de la « Service-Profit Chain » a établi depuis les années 1990 que des collaborateurs engagés génèrent de meilleurs résultats commerciaux via une meilleure qualité de service. Mais l’analyse contemporaine de ce modèle montre que l’effet inverse, moins étudié, peut tout autant influencer la dynamique organisationnelle : une mauvaise expérience client, rendue publique via un avis Google ou une vidéo virale sur TikTok, peut avoir des effets délétères sur l’ambiance de travail, la fierté d’appartenance ou encore la perception des candidats. Ce phénomène, connu sous le nom de « spillover effect », appelle une réponse stratégique, notamment dans les contextes marocains où la réputation de l’entreprise repose largement sur le bouche-à-oreille et les réseaux sociaux.
Dans une étude menée par Gallup, 67 % des collaborateurs dans les services affirment que la reconnaissance du client influence leur sentiment d’utilité au travail. Inversement, 42 % déclarent avoir été démotivés après la lecture d’avis négatifs en ligne, y compris lorsqu’ils ne sont pas directement impliqués. Une donnée qui devrait alerter les DRH sur la nécessité d’un pilotage plus fin des interfaces client/collaborateur.
Un enjeu réputationnel pour l’attractivité RH
Au Maroc, où le taux de chômage atteint 13,6 % selon les dernières données du Haut-Commissariat au Plan, attirer les meilleurs profils reste un enjeu de compétitivité, notamment dans les secteurs à forte intensité de service comme les centres d’appel, la banque, la grande distribution ou les télécommunications. Or, dans ces secteurs, les expériences clients sont très largement exposées publiquement. Lorsque ces retours sont négatifs, ils peuvent renforcer des perceptions internes d’inefficacité, de management déficient ou de manque de reconnaissance, contribuant à un désengagement diffus.
Les DRH doivent aussi composer avec l’effet miroir sur la marque employeur. Un futur candidat exposé à des avis clients négatifs peut légitimement se demander si ces critiques ne reflètent pas aussi des conditions de travail dégradées. Le canal de la voix du client devient alors une source d’indice – voire de preuve sociale – sur la culture managériale de l’entreprise. Ce phénomène est amplifié dans les zones urbaines et digitalisées où les candidats croisent facilement les retours des clients, des collaborateurs et des anciens collaborateurs sur les mêmes plateformes (Google, Indeed, Glassdoor…).
Des approches intégrées en émergence
Certaines entreprises pionnières au Maroc commencent à structurer des pratiques RH en réponse à ce phénomène. Elles ne se contentent plus de mesurer séparément la satisfaction client et l’engagement des collaborateurs : elles croisent les deux ensembles de données, cherchent à identifier des corrélations et mettent en œuvre des actions transversales.
Par exemple, des groupes opérant dans la distribution et les télécoms organisent des ateliers croisés entre équipes en front office (relation client) et back office (support, RH, finance…) pour co-construire des solutions d’amélioration de l’expérience globale. D’autres misent sur la formation à l’intelligence émotionnelle et à la gestion des situations tendues, afin de renforcer la résilience des équipes face aux critiques client.
Des initiatives de « job shadowing inversé » voient également le jour, permettant à des collaborateurs RH de passer du temps en call center ou en boutique afin de mieux comprendre les sources de tension du quotidien. À l’inverse, des chargés de clientèle sont intégrés à des comités internes d’amélioration continue. Ce croisement des regards participe à la création d’une culture commune de la qualité.
Les leviers à la main des DRH
Pour anticiper et maîtriser l’effet de débordement, plusieurs leviers peuvent être activés par les directions des ressources humaines :
- Écoute structurée et symétrique : la mise en place de dispositifs de recueil régulier des feedbacks clients et collaborateurs permet d’identifier les points de friction partagés. Une écoute active, synchronisée et multicanale (enquêtes, verbatim, forums internes) devient un outil de diagnostic à la fois RH et commercial.
- Lecture organisationnelle des avis clients : au-delà de la relation commerciale, un avis client public négatif peut être analysé comme un symptôme de dysfonctionnement RH (formation insuffisante, surcharge de travail, absence de pilotage managérial). Il devient alors un indicateur indirect mais précieux du climat interne.
- Valorisation de la contribution des équipes dans la satisfaction client : la reconnaissance explicite des succès clients et la mise en visibilité des équipes impliquées renforcent la fierté d’appartenance et la motivation. Cela suppose une politique de communication interne active et sincère.
- Formation des managers au traitement émotionnel des feedbacks clients : le rôle d’un manager n’est plus seulement de piloter la performance, mais aussi de traiter les émotions induites par des situations clients parfois frustrantes ou humiliantes pour les équipes terrain.
Une priorité pour la compétitivité nationale et régionale
À mesure que les entreprises marocaines se digitalisent et gagnent en visibilité, la transparence de l’expérience client s’accroît, exposant davantage les collaborateurs internes. Dans la guerre mondiale des talents, un bon service ne suffit plus à séduire les meilleurs profils. Il faut également démontrer que l’organisation prend soin de ceux qui le délivrent.
Cela implique un saut qualitatif en matière de compétences : capacité d’analyse de la donnée, compréhension fine des dynamiques de réputation, maîtrise des outils digitaux de veille et de communication, gestion de la réputation en ligne… autant de domaines où la fonction RH doit monter en puissance.
Vers une RH augmentée par la technologie
L’essor des technologies d’analyse sémantique, d’intelligence artificielle et de plateformes de feedback en temps réel ouvre de nouvelles perspectives. Demain, les DRH pourront disposer de dashboards croisant automatiquement les signaux faibles de désengagement interne avec les pics d’insatisfaction client. Des systèmes de prédiction basés sur l’IA pourront alerter avant que le « spillover effect » n’érode la culture d’entreprise ou n’affecte l’attrait de la marque employeur.
Mais la technologie ne sera efficace qu’au service d’une vision RH intégrée. C’est le croisement de l’humain et du digital, de l’écoute et de l’action, de la transparence et de la cohérence qui fera la différence.
Le lien entre expérience client et engagement collaborateur n’est plus accessoire. Il devient central dans la construction d’organisations résilientes, performantes et attractives. Pour les DRH marocains, l’enjeu n’est pas de suivre la tendance, mais de piloter cette double dynamique comme un levier stratégique à part entière.