« À chaque fois que je vois un comportement non civique d’un livreur de Glovo, j’ai un sentiment de détester la marque Glovo ». Cette réaction, fréquente et de plus en plus partagée, révèle un malaise bien plus profond qu’un simple désagrément client. Elle illustre une mécanique redoutable : celle par laquelle l’indépendance juridique d’un prestataire n’empêche en rien que son comportement soit attribué à la marque qu’il représente. C’est tout le paradoxe d’une plateforme : elle orchestre sans diriger, promet sans embaucher, et pourtant, elle assume pleinement les conséquences réputationnelles des actions de ses « partenaires ».
Ce phénomène de « contagion de la réputation » – ou reputational spillover – touche de plein fouet les acteurs de la gig economy. Les plateformes technologiques comme Glovo, Uber Eats ou Deliveroo fonctionnent sur un modèle hybride où le client n’identifie plus la pluralité des intervenants. Ce qu’il voit, ce qu’il vit, ce qu’il retient, c’est une expérience unique, homogène, à l’image de l’application qu’il utilise. Lorsque quelque chose dysfonctionne, l’ensemble du système s’effondre dans sa perception : une livraison ratée, une attitude incivique, une plainte sans réponse, et c’est la promesse de marque qui vole en éclats.
Ce qui est frappant dans ce processus, c’est que le consommateur ne distingue plus l’erreur d’un maillon de la chaîne – restaurant, livreur, application – mais condamne l’ensemble. Le point de bascule intervient quand une défaillance ponctuelle devient révélatrice d’un dysfonctionnement systémique. Un plat froid peut encore être imputé au restaurant ; un livreur irrespectueux ou un service client injoignable transforment l’insatisfaction en ressentiment global. La plateforme, de fait, hérite de la faute.
Les témoignages d’utilisateurs sur les forums marocains ne laissent aucun doute. La colère dépasse la simple erreur. Ce qui choque, ce n’est pas seulement un retard, mais l’absence de réponse, la sensation d’être abandonné dans une logique algorithmique froide et impersonnelle. L’entreprise, autrefois simple intermédiaire, devient, aux yeux du client, la seule entité responsable. C’est une rupture silencieuse mais redoutable pour les DRH : la frontière entre prestataire et employé s’efface aux yeux du public.
Mais ce qui se joue ici va bien au-delà de la gestion de l’expérience client. Ce qui est mis en cause, c’est la crédibilité même de la marque employeur. Quand un livreur grille un feu rouge ou adopte un comportement agressif, ce n’est pas un individu qui est jugé : c’est une organisation. Et cette organisation, dans l’imaginaire collectif, est perçue comme celle qui l’emploie, même si juridiquement, ce n’est pas le cas.
Le paradoxe est donc complet. Les plateformes externalisent leurs ressources pour gagner en flexibilité et en réduction de coûts. Mais cette externalisation, si elle n’est pas encadrée avec rigueur, peut se retourner contre elles en termes d’image, d’attractivité et de responsabilité. Le statut d’auto-entrepreneur, massivement utilisé au Maroc, place le livreur en dehors du salariat mais aussi de toute protection sociale robuste. Il finance son propre véhicule, assume ses risques, et perçoit une rémunération qui dépend directement de la rapidité et du volume de ses courses. Dans ce contexte, la prise de risque devient la norme, et l’incivilité un dommage collatéral du modèle économique.
Le DRH se retrouve dès lors dans une position inédite : comment exercer une influence sur un réseau de partenaires indépendants sans créer un lien de subordination qui engagerait la responsabilité juridique de l’entreprise ? La réponse se situe dans une posture d’architecte de l’écosystème. Il ne s’agit plus de piloter une organisation fermée, mais d’accompagner une communauté élargie avec des outils nouveaux : onboarding structurant, chartes de comportement, mécanismes d’incitation et accès à des ressources de formation ou de soutien.
Le processus d’intégration devient ici un acte stratégique. Il permet de poser des bases culturelles et comportementales claires, sans relation hiérarchique directe. Une charte de partenariat, bien rédigée, peut encadrer les attentes sans entrer dans le champ contractuel d’un contrat de travail. Elle permet de rappeler les principes de sécurité, de courtoisie, d’hygiène et d’éthique que tout partenaire s’engage à respecter pour accéder à la plateforme. Ces principes deviennent les piliers d’une marque employeur perçue comme exigeante et responsable, même dans un modèle décentralisé.
À cela s’ajoutent des mécanismes d’incitation qui permettent de récompenser les comportements vertueux sans imposer de directives. Des programmes de fidélité, des niveaux de reconnaissance, des primes qualité ou des formations certifiantes offrent des leviers puissants pour faire évoluer les pratiques sur le terrain. Ce n’est plus le contrôle qui régule, mais la valorisation. Ce n’est plus la contrainte, mais l’opportunité.
Enfin, les DRH les plus proactifs iront au-delà de la simple régulation comportementale. Ils investiront dans l’écosystème lui-même : accès à des assurances, partenariats pour l’entretien des véhicules, services de santé ou de microcrédit, programmes de formation continue. Ce qui est vu comme un coût devient alors un investissement dans la qualité du service, la fidélisation des talents externes et la résilience organisationnelle.
Ce modèle, encore émergent, redessine les contours du rôle RH dans l’économie de plateforme. Il transforme le DRH en stratège de la réputation, en chef d’orchestre de l’engagement, en gardien d’une promesse de marque qui dépasse les murs de l’entreprise. L’avenir ne se joue plus dans la distinction juridique entre salariés et indépendants, mais dans la capacité à construire un climat de confiance, de qualité et de responsabilité partagée.
Si la gig economy fragilise les repères traditionnels, elle offre aussi l’opportunité de repenser les fondations du lien professionnel. Une marque forte ne se décrète pas. Elle se construit, y compris dans la rue, dans chaque interaction, dans chaque geste d’un livreur pressé. Et c’est là, précisément, que le DRH peut faire toute la différence.