Sous l’effet combiné du numérique, de la diversification des profils professionnels et de l’évolution des organisations, les formes d’emploi non standard se banalisent au Maroc. Télétravail, missions via des plateformes ou temps partiel ne sont plus des pratiques marginales : elles s’installent durablement, souvent en dehors du cadre juridique existant. Dans son rapport 2024/82, le Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) analyse cette transformation en profondeur et appelle à une réponse politique structurée, fondée sur l’inclusion, la sécurité sociale et la reconnaissance effective de ces nouvelles réalités professionnelles.
L’étude met en évidence une triple réalité. D’abord, ces formes d’emploi répondent à des besoins bien identifiés : recherche de flexibilité, opportunités pour les jeunes, équilibre entre vie professionnelle et personnelle. Ensuite, elles restent mal reconnues juridiquement, échappant aux protections classiques garanties par le Code du travail. Enfin, elles s’accompagnent d’un cortège de risques : précarité statutaire, faiblesse de la couverture sociale, isolement des travailleurs.
Le télétravail, fortement expérimenté durant la crise COVID-19, continue de séduire. Plus de 72 % des citoyens interrogés se disent prêts à l’adopter. Mais seulement 30 % disposent d’une connexion internet suffisante pour le pratiquer efficacement, et à peine 49 % des managers estiment que leurs équipes peuvent maintenir la productivité à distance. Côté plateformes numériques, les profils sont divers — auto-entrepreneurs, freelances, travailleurs hybrides — mais partagent souvent la même précarité. Quant au travail à temps partiel, il concerne 7,3 % des actifs, en particulier en milieu rural et dans l’agriculture, mais reste perçu comme un emploi par défaut plutôt qu’un choix.
Flexibilité ou fragilité : les FENS en débat
L’un des apports majeurs du rapport est d’avoir mis en regard les avantages et les limites des FENS, à travers les témoignages recueillis. Côté opportunités, les gains sont réels : liberté d’organisation, réduction des déplacements, accès à l’emploi pour des profils éloignés du marché formel. Les femmes, notamment, y voient un levier d’intégration professionnelle, en particulier dans le télétravail et les prestations en ligne. Du point de vue des entreprises, ces modalités permettent d’ajuster les ressources en fonction de la demande, de contenir les coûts et d’attirer des talents sur des missions spécifiques.
Mais ce tableau positif est contrebalancé par de nombreuses failles systémiques. Près de 29 % des répondants évoquent l’absence de couverture sociale comme un obstacle majeur. La majorité des travailleurs sur plateformes exercent sans contrat, avec des revenus irréguliers et sans accès à la retraite ou à l’assurance maladie. Les télétravailleurs, quant à eux, se heurtent à l’absence de cadre légal structuré, à des outils numériques insuffisants et à une culture managériale encore inadaptée à l’évaluation à distance.
Le rapport pointe également un paradoxe de la flexibilité : si elle est recherchée (31,6 % des répondants la placent en tête des motivations), elle engendre aussi des tensions fortes entre sphères professionnelle et privée. Un tiers des personnes interrogées évoquent l’effacement des frontières entre les deux, aggravé par l’absence de droit à la déconnexion. En d’autres termes, ce qui est perçu comme une liberté peut se transformer en contrainte diffuse, voire en surcharge mentale.
Enfin, le CESE alerte sur un risque de dualisation du marché du travail. À côté d’un noyau d’emplois stables, encadrés et protégés, se développe une périphérie croissante de travailleurs flexibles, aux droits fragiles et aux perspectives limitées. Cette tendance, si elle n’est pas régulée, pourrait accentuer les inégalités et affaiblir la cohésion sociale.
Pour une réforme structurelle du cadre juridique et social
Le CESE plaide pour une réforme ambitieuse du Code du travail, afin d’intégrer explicitement les nouvelles réalités professionnelles. Il appelle à la reconnaissance légale du télétravail, à l’encadrement du travail à temps partiel avec des droits équivalents à ceux du plein temps, et à une clarification du statut des travailleurs des plateformes numériques. Ces ajustements doivent permettre de sortir du flou juridique et d’éviter les dérives vers le travail dissimulé ou les relations contractuelles déguisées.
Mais la modernisation du cadre juridique ne suffit pas. Le Conseil insiste sur l’adaptation du système de protection sociale, qui reste conçu pour des parcours linéaires et stables. Il recommande de revoir les seuils d’éligibilité aux prestations — notamment pour les allocations familiales et la retraite — afin d’y intégrer les travailleurs aux revenus variables ou aux horaires réduits. Il appelle aussi à garantir un droit à la santé et à la sécurité au travail, y compris pour ceux qui exercent depuis leur domicile ou dans des environnements informels.
L’un des angles aveugles identifiés par le CESE concerne la représentation collective. Les travailleurs non standards sont encore peu syndiqués, en raison de leur isolement géographique, de l’absence de contrat ou du caractère éclaté de leur activité. Le Conseil recommande d’élargir les mécanismes de dialogue social à ces profils, et de promouvoir de nouveaux modes d’organisation pour permettre leur expression dans les négociations collectives. Il y voit une condition essentielle pour rééquilibrer les rapports entre employeurs et travailleurs dans les économies numériques.
Former, suivre, dialoguer : les trois leviers d’un marché du travail résilient
Au-delà de la régulation, le rapport insiste sur la nécessité d’une transformation en profondeur des politiques publiques de l’emploi. D’abord, en investissant massivement dans la formation continue, pour accompagner la montée en compétence et les reconversions professionnelles. Les FENS, souligne le CESE, ne doivent pas devenir des impasses professionnelles. Il faut les inscrire dans des parcours évolutifs, appuyés par des dispositifs de formation adaptés.
Ensuite, le Conseil appelle à renforcer la capacité de suivi du marché du travail. Il regrette le manque de données sur les travailleurs indépendants, ceux des plateformes ou les temps partiels informels. Il propose la mise en place d’un mécanisme conjoint entre l’Observatoire National du Marché du Travail et le HCP, pour produire des analyses régulières et éclairer les décisions politiques. La connaissance fine des trajectoires professionnelles devient un impératif pour toute réforme sérieuse.
Enfin, le dialogue social doit être modernisé. L’intégration des FENS dans les discussions collectives est présentée non comme une option, mais comme une nécessité démocratique. Pour le CESE, il ne s’agit pas d’un simple élargissement thématique, mais d’un changement de culture : passer d’un dialogue centré sur l’entreprise industrielle classique à une gouvernance partagée des nouvelles formes de travail, plus mobiles, plus digitales et plus fragmentées.
En traitant l’emploi non standard non pas comme une anomalie à corriger mais comme une tendance structurelle à encadrer, le CESE propose une vision réaliste et constructive du futur du travail. Le Maroc se trouve aujourd’hui face à un défi de régulation : permettre à ces formes émergentes de devenir des moteurs d’inclusion, plutôt que des zones de précarité. Ce rapport, dense et argumenté, fournit aux décideurs les fondations d’un contrat social renouvelé, adapté à l’ère numérique et à la pluralité des aspirations professionnelles. Reste à traduire ces recommandations en actes.
Pour consulter l’intégralité du rapport 2024/82 du CESE sur les formes d’emploi non standard, cliquez ici.