Quand on est au bureau, l’échange social entre employés commence toujours par des blagues, ou de courtes remarques sur la longueur de la journée du travail, et l’impatience d’attendre le week-end. Ces dernières ne masquent pas exactement des sentiments anti-travail, mais témoignent plutôt de la normalisation de ces derniers. En effet, au cours des dernières décennies, le travail est devenu beaucoup plus spécialisé, encore plus après la croissance de l’industrie technologique.
Cela a conduit à la croissance d’une main-d’œuvre beaucoup plus importante dans le secteur des services, ainsi qu’à un rythme de croissance et de concurrence plus accéléré. Cette période, cependant, a également vu la croissance de notions telles que les emplois journaliers (day jobs ; un boulot dont le seul but est le salaire), l’externalisation, l’économie des petits boulots et une relation plus expérimentale entre l’employé et son travail.
Le travail n’est plus seulement un moyen pour subvenir aux besoins. C’est une spécialité pour plusieurs, et prend une grande partie de la journée. À mesure que les liens entre l’individu et son travail s’affaiblissent, outre les effets possibles sur la santé mentale, le travail devient une corvée routinière. Récemment, cela est devenu plus courant. La pandémie, en ce sens, bien qu’elle a exacerbé les conditions de travail, a également remis en cause de nombreux aspects liés qui sont tenus pour acquis. L’anti-travail s’est désormais exprimé plus ouvertement, mais n’a pas généré autant un sens d’urgence.
Pour la grande partie du contenu médiatique publié sur les sujets de la santé mentale des employés et de la psychologie organisationnelle pendant la pandémie, l’idée qui était rarement discutée est que la nature de certaines professions est plus délicate. Il est évident que certains emplois sont en effet difficiles et intrinsèquement plus exigeants. À ce titre, on peut s’attendre à ce que les professionnels de certains métiers soient plus touchés par des sentiments négatifs. Pourtant, même les emplois de cols blancs spécialisés et bien rémunérés ont eu leur part de professionnels insatisfaits, de troubles dépressifs et de sentiments d’aliénation. Que ce soit dans la finance, la gestion d’entreprise ou le marketing, le secteur des services a connu une croissance en nombre d’emplois de cols blancs et de cadres, où, selon David Graeber, les employés expriment souvent un sentiment d’inutilité de leur travail. Plusieurs employés disent que le problème est lié à l’absence de but au travail, une notion qui n’est pas aussi abstraite.
David Graeber, anthropologue et auteur américain, est considéré comme le créateur d’une théorie connue sous le nom de Bullshit Jobs, qu’il a proposée dans son livre éponyme. L’auteur définit un BS job comme « un emploi rémunéré tellement inutile, ou pernicieux que même l’employé ne peut justifier son existence même si, dans le cadre des conditions d’emploi, l’employé se sent obligé de prétendre que ce n’est pas le cas ». Bien que cette définition puisse sembler floue, car une grande partie de ces emplois peuvent générer de la valeur, la normalisation des sentiments anti-travail et d’inutilité professionnelle sont peut-être des manifestations d’une mauvaise gestion des organisations et du travail d’aujourd’hui, pour qui les changements de paradigmes sont plus fréquents.
L’inutilité d’un poste rémunéré peut sembler absurde étant donné que l’entreprise moderne est une machine d’efficacité. Pourtant, cette entité semble avoir créé une culture d’assiduité ; où tout est rendu en métrique, et utilisé comme mesure pour déterminer la productivité plutôt que la valeur de la contribution. C’est une culture où la mise en œuvre et le suivi de processus rigides constituent la base du flux de travail quotidien. Ce concept de tâches nécessaires qui n’ont pas de valeur, connu en tant que Pseudowork, a été développé par les anthropologues danois Dennis Nørmak et Anders Fogh Jensen. Ils examinent la croissance exponentielle des organisations, ce qui nécessite davantage de tâches de gestion, de réunions, et de collecte de données, entre autres. C’est une conséquence naturelle d’une telle croissance. La transformation numérique était censée éliminer bon nombre des inefficacités du lieu de travail, mais nous sommes ici confrontés à un défaut plus structurel.
Une étude récente menée par Brendan Burchell et d’autres chercheurs a tenté d’examiner de plus près la prémisse de Graeber selon laquelle les emplois BS inutiles sont en croissance. L’étude a suivi un formulaire de sondage standard, basé sur les données recueillies dans le cadre de l’enquête européenne sur les conditions de travail. Bien que les données semblent contredire certaines des affirmations de Graeber, elles ne réfutent pas complètement sa thèse. En effet, le sentiment d’inutilité au sein de l’entreprise dépend de plusieurs facteurs, notamment le style de gestion, les conditions de travail et la culture d’entreprise, entre autres. « Si les managers sont respectueux, soutiennent et écoutent les travailleurs, et si les travailleurs ont la possibilité de participer, d’utiliser leurs propres idées et d’avoir le temps de faire du bon travail, ils sont moins susceptibles de penser que leur travail est inutile. » Burchell écrit : « […] les travailleurs ont le sentiment que leur travail n’est pas utile, ce n’est pas dû au fait que le travail lui-même est une « connerie » et le résultat du féodalisme managérial, mais plutôt un symptôme d’une mauvaise gestion et de cultures de travail toxiques menant à l’aliénation. »
Dans ce cas, le sentiment anti-travail est un phénomène naturel. C’est la spécialisation du travail en plusieurs compétences et métiers, associée à sa nécessité qui fait du travail et de la carrière des éléments vitaux de la vie d’un individu. Ce n’est plus un moyen pour une fin, mais un objectif de vie (pour certains métiers plus que d’autres). Les professionnels à tous les niveaux hiérarchiques et les différentes industries peuvent perdre ce lien avec leur travail. La seule exception est que cela est devenu plus perceptible. Même la publication de plus d’articles et livres sur la productivité, les responsabilités des entreprises, le capital psychologique et le bien-être visent surtout à inculquer la satisfaction au travail.
Il n’y a pas eu de solution globale pour les maux du lieu de travail moderne. Outre l’impossibilité d’une telle idée, les conditions se sont considérablement améliorées qu’auparavant, et les débats et les recherches sont plus ouverts que jamais. Pourtant, même si certains problèmes fondamentaux du lieu de travail font toujours surface, ils ont la possibilité de changer. Le fait qu’ils persistent est la preuve que les modes de gestion actuels n’ont toujours pas réussi à établir un équilibre entre les attentes et les besoins des travailleurs et les exigences des entreprises. Ce qui reste c’est la disparité entre les conditions de travail et la rémunération des emplois, avec le point commun d’un travailleur aliéné.
Comme Burchell l’écrit dans sa recherche, « ces résultats montrent que les sentiments d’utilité au travail ne sont pas une indication directe de sa valeur sociale, mais sont liés à la mesure dans laquelle les relations sociales dans lesquelles ce travail est entrepris permettent aux individus de réaliser leur potentiel humain ». La théorie de Graeber n’est peut-être pas tout à fait plausible, mais sa vision poignante de l’aliénation du travail moderne est toujours d’actualité. Tandis que les marchés sont devenus plus compétitifs, et le travail plus exigeant, la signification du sentiment anti-travail et de la théorie de Graeber, est qu’au niveau organisationnel, nous n’avons toujours pas trouvé le moyen de faire face correctement à une croissance sans précédent.