Six cadres sur dix au Maroc ont déjà traversé personnellement un épisode de burnout. Ce chiffre, issu d’une récente enquête menée par la coach exécutive Dina Lahlou auprès de plus de 160 managers et entrepreneurs, ne mesure pas un simple “mal-être”. Il quantifie un risque systémique majeur qui pèse sur la performance, la rétention des talents et la pérennité des entreprises du Royaume. Alors que 82% des répondants ont été confrontés au phénomène, directement ou via un proche, 71% confirment que leur organisation ne propose aucun dispositif clair de prévention ou d’accompagnement. Cet écart abyssal entre la réalité vécue par le capital humain et la réponse apportée par l’entreprise constitue l’un des plus grands angles morts des stratégies RH actuelles.
Le phénomène n’est pas une simple succession d’anecdotes. Il s’agit d’une alerte structurelle. La fatigue chronique, les troubles du sommeil, l’irritabilité ou les douleurs physiques, longtemps considérés comme le prix à payer pour l’engagement professionnel, sont en réalité les symptômes d’un déséquilibre profond. « Le burnout n’est pas une fragilité personnelle. C’est une alarme du corps et du système », insiste Dina Lahlou. Cette alarme, de nombreuses organisations choisissent encore de ne pas l’entendre, la confondant avec un problème individuel de gestion du stress. Or, les conséquences sont collectives et mesurables. Une étude du cabinet Deloitte au Royaume-Uni a estimé que le coût de la mauvaise santé mentale pour les employeurs atteignait 56 milliards de livres sterling en 2022, principalement en raison du turnover et de l’absentéisme. Sans données consolidées pour le Maroc, la transposition de cette tendance signale néanmoins un passif financier latent considérable dans les bilans des entreprises nationales.
Le paradoxe marocain : conscience aiguë, action paralysée
L’enquête met en lumière un paradoxe frappant. Les professionnels sont lucidement conscients des enjeux : 94% des répondants jugent la sécurité psychologique et la santé mentale “très importantes”, et 88% sont convaincus que les programmes de bien-être ont un impact positif direct (noté 4 ou 5 sur 5) sur la performance de l’organisation. La volonté est là, la compréhension du lien de cause à effet est acquise. Pourtant, le passage à l’acte reste bloqué.
Les obstacles identifiés sont un diagnostic précis des défaillances organisationnelles. Le manque de budget est cité par 46% des répondants, suivi de près par le manque de ressources qualifiées (40%) et un soutien insuffisant de la direction (39%). Ces trois freins révèlent que le sujet n’est pas encore perçu comme un investissement stratégique, mais comme un centre de coût optionnel. Cette perception est d’autant plus critique que 72% des entreprises n’ont mis en place aucune formation spécifique pour leurs propres équipes RH sur ces sujets. La fonction RH, qui devrait être en première ligne pour orchestrer la réponse, se retrouve ainsi démunie, sans les compétences ni le mandat clair pour agir efficacement.
Ce déni organisationnel a un coût direct : la fuite des talents. Un rapport mondial de McKinsey (2023) sur la santé mentale révèle que les employés en état de détresse psychologique sont quatre fois plus susceptibles de vouloir quitter leur entreprise. Au Maroc, où la guerre des talents fait rage dans des secteurs clés, ignorer ce facteur revient à laisser une porte de sortie grande ouverte à ses meilleurs éléments.
De l’obligation légale au levier de performance
Face à ce constat, la fonction RH doit opérer un changement de posture radical : passer de la gestion administrative du risque (arrêt maladie) à un pilotage stratégique du bien-être comme levier de performance. Le cadre légal marocain offre déjà un point d’appui. L’article 24 du Code du Travail stipule que l’employeur doit prendre “toutes les mesures nécessaires en vue de protéger la sécurité, la santé et la dignité des salariés”. Si le risque psychologique n’y est pas explicitement détaillé, la notion de protection de la santé l’englobe de fait. Une jurisprudence future pourrait très bien reconnaître la responsabilité de l’employeur en cas de burnout avéré, transformant le risque de performance en risque juridique.
Au-delà de la conformité, l’enjeu est économique. Dans le cadre du Nouveau Modèle de Développement, qui place le capital humain au centre des priorités nationales, préserver la santé mentale des forces vives du pays est une condition sine qua non de la compétitivité. Comme le souligne Dina Lahlou, « le bien-être humain est une condition essentielle de la performance, de l’innovation et de la durabilité ». Les entreprises qui intégreront cette dimension dans leurs pratiques managériales et leurs critères ESG (Environnement, Social et Gouvernance) ne feront pas que protéger leurs salariés ; elles construiront un avantage concurrentiel durable.
Feuille de route pour l’action : que faire lundi matin ?
Passer du constat à l’action exige une approche pragmatique et décomplexée. L’enquête offre des pistes claires sur les attentes des collaborateurs, dessinant une feuille de route pour les DRH.
- Objectiver le problème par la data : la première étape est de mesurer. Lancer des diagnostics anonymisés (baromètres de qualité de vie au travail, enquêtes flash sur les risques psychosociaux) pour objectiver la situation propre à son entreprise. Présenter ces données au CODIR pour transformer une discussion sur le “ressenti” en une conversation sur les “risques et opportunités”.
- Prioriser l’expertise externe : les collaborateurs ont parlé clairement. 65% estiment que le sujet doit être géré par des professionnels externes pour garantir un “regard plus objectif”, et 64% préfèrent que les programmes de bien-être soient déployés par des prestataires externes. Ce plébiscite n’est pas un désaveu des équipes RH internes, mais une reconnaissance de la nature sensible et taboue du sujet. Pour un DRH, la stratégie la plus rapide et la plus efficace est de s’allier à des experts (psychologues du travail, coachs certifiés en burnout, cabinets spécialisés) pour bâtir un programme crédible et garantir la confidentialité des échanges.
- Construire un programme pertinent, pas un gadget : les attentes ne portent pas sur des solutions superficielles comme des cours de yoga occasionnels ou l’installation d’un baby-foot. Les besoins sont fondamentaux : 92% des répondants jugent “très importants” les conseils et routines de gestion du stress. Un programme efficace doit donc s’articuler autour d’un soutien psychologique accessible (lignes d’écoute, consultations), de formations pour les managers à la détection des signaux faibles, et d’ateliers concrets sur la gestion de l’énergie, la nutrition et l’hygiène de vie.
- Former les managers de proximité : les managers sont le premier rempart. Ils sont au contact quotidien des équipes et les mieux placés pour observer les changements de comportement. Les former à reconnaître les signes précurseurs du burnout et à mener des entretiens de soutien bienveillants n’est pas une option, c’est le rouage essentiel de toute politique de prévention.
La santé mentale des collaborateurs, et en particulier des cadres qui portent la charge des transformations, n’est plus un sujet périphérique. C’est un actif stratégique qui se cultive ou un passif qui se creuse en silence. La question pour les dirigeants et les DRH n’est donc plus de savoir s’il faut investir dans ce domaine, mais bien de calculer le coût de leur inaction continue.