« 70% des métiers vont changer, 80% des emplois vont se transformer. » C’est par ces chiffres sans appel, issus des tendances internationales compilées par l’OCDE, que le ministre de l’Inclusion économique, Younes Sekkouri, a ouvert la conférence tenue le 7 mai 2025 au Hyatt Regency de Casablanca. Un événement coorganisé par Al Akhawayn University et Le Matin, intitulé « Employabilité et compétitivité à l’ère de l’IA : défis et opportunités pour le Maroc ». L’objectif : interroger les retards structurels du système éducatif national face à l’intelligence artificielle, et proposer des pistes concrètes d’adaptation pour renforcer la compétitivité du pays.
Car pendant que l’IA s’impose dans les métiers de l’industrie, des services ou encore du secteur public, les cursus universitaires marocains peinent à suivre. Selon les données partagées durant les échanges, moins d’un cinquième des formations postsecondaires intègrent aujourd’hui des modules d’initiation à l’IA, à la data science ou à la programmation. Une carence qui a des effets directs sur l’employabilité : chaque année, 300 000 jeunes diplômés arrivent sur le marché du travail, dont une majorité reste mal préparée aux exigences des entreprises numériques.
Le diagnostic est partagé par les représentants du monde économique. Mehdi Tazi, vice-président général de la CGEM, n’a pas mâché ses mots : « On continue à envoyer les enfants à l’école pour apprendre des choses qui datent d’avant la Première Guerre mondiale. » Il dénonce un modèle éducatif qui produit encore des contenus théoriques déconnectés des réalités opérationnelles. « Les entreprises cherchent des profils à l’aise avec le codage, les logiciels, les datas… et ce n’est tout simplement pas enseigné. »
Cette inadéquation alimente des parcours professionnels en marge des institutions : freelance, missions à distance, micro-entrepreneuriat numérique. Une génération s’adapte sans attendre, parfois même en collaborant avec des entreprises à l’étranger dès la sortie de l’école. Une tendance croissante, mais qui creuse aussi les inégalités d’accès aux opportunités entre les profils autonomes et ceux qui restent dépendants des parcours classiques.
Face à cette mutation, le gouvernement tente de reprendre la main. Younes Sekkouri a détaillé trois mesures structurantes. La première : la création d’un Observatoire du marché du travail dopé à l’intelligence artificielle. Il devra agréger les données du HCP, de la CNSS, des plateformes d’emploi et des réseaux professionnels pour offrir une lecture en temps réel des besoins en compétences. L’objectif est double : mieux orienter les politiques publiques de formation et outiller les jeunes via des solutions automatisées (coaching digital, génération de CV, formations personnalisées).
Deuxième mesure : un plan stratégique pour l’emploi, doté d’un budget initial de 15 milliards de centimes, avec un axe fort sur la montée en compétence digitale. Il prévoit notamment des formations aux métiers du numérique, un renforcement des passerelles entre formation professionnelle et entreprises privées, et un accompagnement ciblé de projets entrepreneuriaux dans la tech.
Enfin, la troisième évolution à venir concerne le droit du travail : le télétravail, encore informel dans bien des entreprises, fera son entrée dans le Code du travail révisé prévu pour la fin d’année. Une réforme qui vise à institutionnaliser cette modalité, avec un fort impact attendu sur l’accès à l’emploi des jeunes en zones rurales, des femmes ou des profils à mobilité réduite.
Mais les universités sont-elles prêtes ? À Ifrane, Al Akhawayn University reconnaît elle-même n’avoir « aucun programme formel » exclusivement dédié à l’IA. Pour autant, une dynamique interne est en marche. Son président, le Pr. Amine Bensaïd, insiste : « Depuis quatre ou cinq ans, nous réorganisons notre pédagogie pour l’adapter au réel. » L’approche se veut progressive : former d’abord les enseignants à l’usage des outils d’intelligence artificielle à travers des workshops, puis intégrer ces technologies dans toutes les disciplines.
L’université revendique un changement de posture : replacer l’étudiant au cœur de la pédagogie, comme partenaire du savoir. Selon M. Bensaïd, « 10% des étudiants sont aujourd’hui en alternance, 10% en campus employment en plus des stages classiques ». Depuis fin 2022, des workshops sur l’usage de l’IA ont été généralisés, avec pour ambition de doter chaque diplômé des compétences numériques attendues par les entreprises.
Deborah Bartlette, Chief Employability and Entrepreneurship Officer, confirme cette trajectoire : « En 2024, plus de la moitié des projets de fin d’études comportaient une composante IA ou data, même dans les filières non techniques. » Une preuve, selon elle, que l’intelligence artificielle n’est plus l’apanage des seuls ingénieurs, mais un socle transversal à intégrer dans toute formation.
À moyen terme, ces efforts restent encore fragmentés. Comme l’ont rappelé plusieurs intervenants, seule une réforme structurelle, portée par une coalition entre État, universités et secteur privé, permettra d’opérer le basculement nécessaire. L’intégration de l’IA dans l’enseignement n’est plus une option. Elle constitue désormais une ligne de front pour garantir l’insertion des jeunes, la compétitivité des entreprises et la souveraineté technologique du pays.