À Barcelone, 29 anciens modérateurs de contenu employés par la société Telus International – prestataire de Meta – ont porté plainte en 2023 pour obtenir réparation après des mois d’exposition à des contenus extrêmes. Leur mission : filtrer, jour après jour, les pires images du web. Tortures, meurtres, viols, propagande terroriste ou pédopornographie faisaient partie de leur quotidien. Résultat : une vague de troubles psychiques graves, allant des attaques de panique aux troubles du sommeil, en passant par des états de stress post-traumatique sévère.
Les témoignages sont accablants. Certains parlent de crises d’angoisse à répétition, d’idées suicidaires ou de dissociation émotionnelle. Le rapport de l’inspection du travail espagnole, daté de 2022, avait pourtant mis en garde contre un « risque psychosocial non maîtrisé » au sein du centre barcelonais. Malgré cela, ni Meta ni son sous-traitant n’ont agi de manière préventive. La plainte réclame aujourd’hui 150 000 euros d’indemnisation par salarié, pointant une absence d’information transparente sur la nature du travail, une formation insuffisante et des protocoles de soutien tardifs.
Cette affaire n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans une série de révélations similaires en Irlande, en Allemagne et aux Philippines. La fermeture brutale du centre de Barcelone en 2025, sans préavis ni dispositif de reclassement, symbolise l’absence de gestion humaine dans un environnement pourtant marqué par la souffrance.
Des signaux faibles aux pathologies chroniques : un risque RH systémique
Les métiers de modération sont organisés autour de cadences intensives et de critères de productivité rigides. À Barcelone, les modérateurs devaient traiter des centaines de contenus par jour, dans un délai moyen de 30 secondes par publication. Cette pression continue, couplée à la violence des images, crée un cocktail explosif pour la santé mentale.
Le protocole interne de type « 3-6-2 », mis en place en 2023 pour détecter les signaux de détresse, n’a pas suffi. Trop tardif, trop léger, il s’est avéré incapable de répondre à la gravité des symptômes. Plusieurs tribunaux espagnols ont depuis reconnu le caractère professionnel des troubles psychiques développés par les modérateurs, ouvrant la voie à des indemnisations élargies.
Ces décisions renforcent une idée centrale : les risques psychosociaux (RPS) ne sont plus un sujet périphérique, mais une composante stratégique de la gestion des ressources humaines. L’absence de prise en compte des RPS peut désormais engager la responsabilité légale et morale des employeurs – y compris dans les cas de sous-traitance.
Pour les DRH, l’enjeu est clair : prévenir, encadrer, accompagner. Dans les métiers à forte intensité émotionnelle, la prévention ne peut plus être optionnelle. Elle doit être structurée, financée et intégrée dans le modèle opérationnel.
Le Maroc en première ligne : offshoring, croissance et angles morts
Avec près de 130 000 emplois directs dans l’offshoring en 2024, le Maroc s’impose comme un leader régional des services externalisés. Centres d’appel, back-offices bancaires, data labeling et, de plus en plus, modération de contenu : les segments se diversifient. Ce positionnement stratégique, encouragé par les pouvoirs publics, s’accompagne cependant de défis RH encore sous-estimés.
Plusieurs sociétés marocaines opèrent pour le compte de grands groupes internationaux dans la modération de contenu. Les conditions d’exposition sont similaires à celles documentées en Europe : images violentes, rythme soutenu, consignes strictes. Mais les dispositifs de prévention, eux, peinent à suivre.
Le droit marocain reste en retrait. Le harcèlement psychologique n’est pas encore érigé en infraction pénale, les obligations de prévention des RPS sont mal encadrées, et la santé mentale au travail demeure un tabou dans nombre d’organisations. Résultat : les collaborateurs souffrent en silence, et les DRH évoluent dans une zone grise, sans outils juridiques ou méthodologiques solides.
Pourtant, les signaux d’alerte sont là. Certains salariés quittent leur poste au bout de quelques mois, incapables de supporter la charge émotionnelle. D’autres développent des troubles anxieux ou des conduites d’évitement. Le coût humain est élevé, tout comme le risque de désengagement et de rotation du personnel.
Quelles réponses pour les DRH marocains et africains ?
Le premier levier d’action est la reconnaissance institutionnelle du risque. Cela passe par une évaluation rigoureuse des RPS dans les entreprises concernées. Des outils comme le questionnaire de Karasek ou les grilles d’analyse de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail peuvent être adaptés localement pour établir un diagnostic clair.
Ensuite, des mesures concrètes doivent être mises en place :
- Organisation du travail : instaurer des rotations fréquentes, limiter l’exposition continue, aménager des pauses actives.
- Accompagnement psychologique : proposer un accès régulier à des psychologues du travail, créer des espaces de parole, organiser des débriefings collectifs.
- Formation : outiller les managers pour détecter les signes de souffrance psychique et agir avec discernement.
- Dialogue social : inclure les RPS dans les discussions avec les représentants du personnel et dans les négociations collectives.
- Clause éthique dans les contrats de sous-traitance : s’assurer que les prestataires respectent des standards minimaux en matière de bien-être au travail.
Certaines entreprises pionnières en Afrique commencent à mettre en place des cellules de prévention ou à intégrer la santé mentale dans leur stratégie RSE. Mais ces initiatives restent encore isolées. Il est temps de passer à l’échelle, en faisant de la prévention une exigence commune à toute la chaîne de valeur RH.
Un défi stratégique à la croisée des modèles sociaux et économiques
La plainte espagnole est bien plus qu’un litige local. Elle révèle une défaillance systémique dans la manière dont les entreprises globales externalisent des métiers à forte charge émotionnelle sans dispositif de protection adapté. Et elle interpelle directement les DRH africains, appelés à jouer un rôle pivot dans la montée en puissance de leur secteur.
L’Afrique, et notamment le Maroc, peut devenir un modèle de croissance responsable – à condition de ne pas reproduire les angles morts des pays du Nord. La santé mentale ne doit pas être sacrifiée au nom de la compétitivité. Elle est, au contraire, un vecteur de performance durable.
Les DRH sont en première ligne pour articuler cette double exigence. Ils doivent anticiper les mutations des métiers, construire des environnements de travail sains et porter une vision éthique du développement. À l’heure où les algorithmes remplacent partiellement les humains dans la modération, le rôle des RH reste plus que jamais humain : protéger, prévenir, accompagner.