Dans les champs, sur les chantiers ou dans les usines à ciel ouvert, la chaleur devient un facteur de pénibilité, de risque, voire de danger mortel. Les alertes sont là, visibles, concrètes, et parfois tragiques. Pourtant, ni le Code du travail, ni les textes d’application ne reconnaissent aujourd’hui les vagues de chaleur comme un risque professionnel à part entière. Un flou juridique persistant, qui prive employeurs et collaborateurs d’un cadre protecteur et clair.
Le Code du travail marocain impose aux employeurs une évaluation générale des risques, mais ne mentionne à aucun moment les ambiances thermiques ou les seuils critiques de température. Résultat : sur le terrain, les obligations restent à l’appréciation de chacun. Et dans les secteurs les plus exposés — agriculture, BTP, pêche, mines, ou logistique — les pratiques sont souvent à la traîne.
Des syndicats, comme l’Union Démocratique du Travail (ODT), dénoncent régulièrement l’absence d’accès garanti à l’eau potable, l’impossibilité de bénéficier d’ombres ou d’espaces frais, et le refus d’aménager les horaires ou de permettre des pauses adaptées. Des manquements qui ont des conséquences directes : coups de chaleur, accidents, malaises, voire décès. L’épisode survenu à Beni Mellal en est une illustration tragique.
Le tournant réglementaire opéré en France
Depuis le 1er juillet 2025, la France applique un nouveau décret (n°2025-482) qui inscrit dans le Code du travail une série d’obligations progressives pour les employeurs en cas de vague de chaleur. Ce texte ne se contente pas de recommandations générales : il impose des actions graduées selon un système d’alerte météorologique (niveau vert à rouge).
Parmi les mesures imposées : adaptation des horaires de travail, mise à disposition d’eau fraîche, pauses obligatoires, réaménagement des postes pour les rendre plus ventilés, et distribution d’équipements de protection spécifiques. Les employeurs doivent également former les salariés à reconnaître les symptômes de surchauffe corporelle. L’inspection du travail est chargée d’un contrôle renforcé.
Ce dispositif est pensé non seulement comme une réponse sanitaire, mais aussi comme un outil de résilience économique. Il permet de garantir la continuité d’activité tout en assurant un niveau de protection minimal pour les travailleurs.
Ce que le Maroc pourrait structurer : un cadre à bâtir
Face à cette avancée réglementaire française, la question de l’inaction marocaine devient centrale. L’augmentation des vagues de chaleur n’est plus un phénomène marginal. Elle appelle des réponses structurées. Plusieurs pistes s’offrent aux autorités marocaines si elles souhaitent bâtir une politique de prévention digne de ce nom :
- Définir un seuil d’alerte climatique adapté au territoire, en partenariat avec la météorologie nationale, pour construire un référentiel partagé.
- Intégrer explicitement les vagues de chaleur dans les obligations légales d’évaluation des risques professionnels, notamment dans le Document Unique d’Évaluation des Risques (DUER).
- Imposer des mesures proportionnées et obligatoires : horaires aménagés, pauses rafraîchissantes, zones d’ombre, accès permanent à l’eau potable.
- Prévoir une protection renforcée pour les collaborateurs les plus vulnérables, comme les femmes enceintes ou les personnes atteintes de pathologies chroniques.
- Structurer une stratégie nationale interinstitutionnelle, en impliquant les ministères du travail, de la santé, les syndicats, les branches professionnelles et les experts du climat, en conformité avec les recommandations de l’OIT.
L’exposition prolongée à des températures extrêmes a des effets immédiats sur la vigilance, la coordination motrice et les capacités cognitives. Au-delà du risque vital, une vague de chaleur dégrade aussi la qualité du travail, augmente la fatigue, favorise les erreurs, et donc les accidents. Pour les DRH, ignorer ce facteur dans la gestion des risques revient à sous-estimer une variable clé de la performance opérationnelle.
De plus, dans un marché de l’emploi tendu, où les enjeux d’attractivité et de fidélisation sont cruciaux, offrir un environnement de travail sain — y compris en période de fortes chaleurs — devient un avantage concurrentiel. Il ne s’agit plus seulement d’éviter les sanctions ou les accidents, mais d’intégrer le confort thermique dans la promesse employeur.
L’absence de réglementation : un facteur de déséquilibre social
Sans cadre contraignant, les différences d’approche entre entreprises se creusent. Certaines adoptent déjà des mesures volontaires, voire exemplaires. D’autres, soumises à des impératifs de rendement, négligent totalement la question. Ce déséquilibre crée un terrain favorable au conflit social, à l’absentéisme, ou encore aux contentieux.
En l’absence de repères clairs, les RH et les dirigeants d’entreprise sont également exposés à une insécurité juridique : que faire en cas d’incident grave lors d’une vague de chaleur ? Qui est responsable ? Quels recours pour les victimes ? Autant de questions laissées sans réponse par l’arsenal juridique actuel.
Au niveau international, le stress thermique est de plus en plus reconnu comme un facteur de pénibilité au travail. L’Organisation Internationale du Travail a publié plusieurs recommandations précises appelant les États à encadrer les vagues de chaleur, notamment pour les pays du Sud. Le Maroc, pays déjà confronté aux sécheresses, à l’urbanisation accélérée et à la concentration de travailleurs en extérieur, ne peut rester à l’écart de cette dynamique.
Plutôt que de réagir au coup par coup, à chaque pic de température ou accident médiatisé, les autorités marocaines gagneraient à anticiper et à structurer une politique de prévention robuste. Cela implique une coordination intersectorielle, une base réglementaire claire, et un accompagnement des entreprises dans la mise en œuvre.
La canicule n’est plus une exception. Elle s’installe comme une nouvelle contrainte permanente du travail physique au Maroc. À défaut de cadre légal, les employeurs improvisent, les syndicats dénoncent, et les travailleurs s’épuisent. Il est temps que le législateur prenne la mesure de l’enjeu et sorte du silence réglementaire. La santé des travailleurs, la sécurité juridique des entreprises et la soutenabilité du modèle productif en dépendent. Une politique nationale sur les vagues de chaleur n’est plus une option, mais une nécessité.