Le chiffre peut surprendre : en 2024, produire un véhicule au Maroc coûte, en main-d’œuvre, en moyenne 273 dollars. C’est près de la moitié du coût enregistré en Chine (597 dollars) et quatre fois moins qu’aux États-Unis (1.341 dollars). Cette donnée issue de l’étude mondiale menée par Oliver Wyman redistribue les cartes de la compétitivité industrielle, en confirmant l’ascension marocaine comme plateforme incontournable pour les constructeurs automobiles, notamment européens. Pour les DRH du secteur, ces résultats offrent des enseignements clés : sur les arbitrages de localisation, les stratégies d’optimisation des coûts, mais aussi les leviers RH pour gagner en productivité sans sacrifier la qualité.
Le rapport, fondé sur l’analyse de plus de 250 usines à l’échelle mondiale, évalue le labor cost per vehicle en intégrant salaires, productivité et stratégie de sourcing. Ce coût, qui représente entre 65 % et 70 % du coût de conversion total, devient un indicateur crucial de performance. À mesure que les marchés s’essoufflent — ralentissement des ventes de véhicules électriques, pression tarifaire croissante, instabilité géopolitique —, la maîtrise de cette métrique devient une priorité stratégique.
Les constructeurs sont regroupés en quatre archétypes selon leur profil de coût : les premiums européens (2.232 dollars en moyenne), les constructeurs 100 % électriques comme Tesla (1.660 dollars), les généralistes mondiaux (880 dollars) et les constructeurs chinois (585 dollars). Mais ce classement par typologie masque un fait nouveau : la Chine n’est plus leader en termes de coût unitaire. La montée en puissance de pays comme le Maroc, la Roumanie (305 dollars) ou le Mexique (414 dollars) bouleverse l’équilibre historique du low-cost asiatique.
Pour les constructeurs français, le Maroc est devenu une base industrielle stratégique, à l’image de ce que représente le Mexique pour les géants américains depuis quarante ans. Plus de la moitié de la production française est désormais délocalisée, et une large part transite par les usines de Kénitra ou Tanger. Cette stratégie permet de conserver une compétitivité prix sur les modèles grand public, sans dégrader les standards qualité.
Ce succès repose sur plusieurs piliers : des salaires compétitifs, une stabilité macroéconomique relative, une main-d’œuvre qualifiée et un tissu logistique en développement rapide. Mais aussi sur un niveau croissant de productivité, dopé par des usines récentes, construites selon les standards greenfield, et bénéficiant d’une faible complexité produit. Le rapport montre en effet que les heures d’ingénierie nécessaires par véhicule — engineered hours per vehicle — sont nettement inférieures dans les usines marocaines ou chinoises que dans les sites historiques allemands ou britanniques. Moins de variantes, moins de motorisations, moins de pièces indépendantes : cette simplicité réduit les besoins en main-d’œuvre et optimise les flux.
À l’inverse, les constructeurs premium européens peinent à rationaliser leur complexité industrielle. En moyenne, leur coût de main-d’œuvre dépasse les 2.900 dollars dans certaines usines, avec un pic à 3.307 dollars pour les usines allemandes. Syndicats puissants, rigidités réglementaires, ingénierie de haute précision et fabrication de pièces spécifiques tirent les coûts vers le haut. Mais cette sophistication ne suffit plus à justifier des marges élevées sur un marché sous tension.

Automotive Industry (VDA), Liepin
Les fabricants de véhicules électriques 100 % comme Tesla ou Rivian ne sont pas épargnés non plus. Malgré l’absence de syndicats dans la plupart de ces entreprises, les coûts restent élevés (1.660 dollars en moyenne) à cause d’une faible productivité et d’un manque d’échelle industrielle. Le rapport note que certaines usines EV affichent un coût par véhicule supérieur à 13.000 dollars, un seuil difficilement soutenable sans subventions. Or, ces aides publiques tendent à s’amenuiser, notamment aux États-Unis où l’administration Trump projette de supprimer crédits d’impôt et aides à la production.
Face à ces écarts, les stratégies divergent. Les généralistes comme Hyundai ou Renault misent sur des outils industriels amortis, une faible complexité produit et des implantations multirégionales pour maintenir leurs coûts en dessous des 900 dollars par véhicule. D’autres, comme Stellantis, cherchent à combiner automatisation accrue et arbitrages géographiques (Roumanie, Turquie, Maroc) pour préserver leurs marges.
Les DRH ont un rôle central à jouer dans cette équation. Améliorer la productivité ne passe plus uniquement par des négociations salariales, mais par une collaboration amont avec les équipes d’ingénierie pour réduire les heures d’ingénierie par véhicule, par la formation continue aux outils numériques, ou encore par l’intégration de la maintenance prédictive et des jumeaux numériques dans les processus de production.
Les marges de manœuvre existent. Pour les constructeurs européens, l’objectif serait de ramener leur labor cost per vehicle à 1.500 dollars, soit une baisse de 33 % par rapport à aujourd’hui. Impossible sans revoir la complexité des gammes et améliorer l’efficience du design produit. C’est une révolution organisationnelle qui s’annonce.
Du côté chinois, où les coûts sont déjà très bas, l’enjeu est ailleurs : investir dans la qualité. À mesure que les marques chinoises tentent de s’implanter en Europe et aux États-Unis, la question de la fiabilité devient cruciale. Des stratégies de montée en gamme sont à l’œuvre, à l’image de ce qu’ont réussi les constructeurs sud-coréens il y a une décennie. Hyundai et Kia sont aujourd’hui le troisième groupe automobile mondial. Les DRH chinois devront donc veiller à renforcer la chaîne qualité, à structurer la relation fournisseur et à accompagner la montée en compétence des équipes.
Un autre facteur pèse sur le coût de production, sans être intégré directement dans le calcul du labor cost per vehicle : l’énergie. En Allemagne, la hausse du prix du gaz liée à la guerre en Ukraine renchérit mécaniquement les coûts, tandis qu’en France, l’atome limite les hausses. En Chine, le charbon maintient les prix bas mais pose un dilemme environnemental pour les constructeurs qui souhaitent exporter.
Enfin, la réorganisation des chaînes d’approvisionnement, post-Covid et post-crise des semi-conducteurs, devient un levier crucial. L’instabilité géopolitique incite à relocaliser ou à diversifier les fournisseurs. Le nearshoring bénéficie ainsi aux pays comme le Maroc, dont la proximité avec l’Europe, les accords commerciaux et la montée en compétence logistique renforcent l’attractivité.
Les DRH industriels doivent aujourd’hui penser global mais agir local : chaque site, chaque gamme, chaque configuration d’usine appelle une stratégie RH spécifique. Le coût de la main-d’œuvre par véhicule devient un instrument de pilotage stratégique autant qu’un indicateur de compétitivité. À l’heure où les arbitrages se resserrent, la capacité à lire finement ces métriques et à structurer les plans d’action RH en conséquence fera la différence.
Pour télécharger le rapport : cliquer ici