Conçu par le sociologue américain Robert Karasek dans les années 1970, le modèle qui porte son nom continue d’alimenter les politiques de prévention en entreprise. Son principe repose sur une idée simple : le stress professionnel découle d’un déséquilibre entre les contraintes imposées au collaborateur et les marges de manœuvre dont il dispose pour y faire face. Cette lecture a transformé la manière dont les employeurs abordent les risques psychosociaux, en introduisant des indicateurs mesurables au service du pilotage RH.
Un équilibre entre charge et autonomie
Le cœur du modèle repose sur deux axes. La demande psychologique d’abord, qui regroupe la charge mentale liée à la quantité de travail, à la complexité des tâches, aux interruptions fréquentes ou encore aux délais serrés. Vient ensuite la latitude décisionnelle, qui mesure l’autonomie laissée au collaborateur pour organiser son travail, choisir ses méthodes, ou mobiliser ses compétences.
Lorsque les exigences sont fortes et que la latitude est faible, la probabilité d’épuisement psychologique augmente. Ce déséquilibre, appelé job strain, est considéré comme l’un des prédicteurs les plus fiables du stress au travail, avec des effets documentés sur la santé mentale et physique des collaborateurs.
Le rôle amortisseur du soutien social
Le modèle a été enrichi par l’intégration d’un troisième paramètre : le soutien social. Ce dernier désigne les ressources relationnelles disponibles dans l’environnement de travail — soutien managérial, coopération entre collègues, reconnaissance collective. Ce facteur joue un rôle de tampon face au stress, en réduisant l’impact négatif d’une forte demande ou d’une autonomie restreinte.
Ces trois dimensions — charge, autonomie, soutien — permettent de construire une cartographie fine des situations de travail à risque, avec des implications concrètes pour les équipes RH, les managers de proximité et les représentants du personnel.
Une méthodologie structurée et éprouvée
Le questionnaire de Karasek se décline en plusieurs formats. La version complète comporte 49 questions, tandis qu’une version abrégée de 26 à 29 items est couramment utilisée dans les entreprises. Les questions sont réparties selon les trois dimensions fondamentales :
- Demande psychologique : rapidité, interruptions, concentration, ordres contradictoires…
- Latitude décisionnelle : liberté dans les choix organisationnels, développement des compétences…
- Soutien social : qualité des relations avec la hiérarchie et les collègues…
Chaque question est notée sur une échelle de réponse à quatre niveaux. Les résultats sont ensuite codés pour générer des scores par dimension, permettant d’identifier les zones de vulnérabilité.
Un outil d’aide au pilotage RH
L’intérêt du questionnaire ne se limite pas à la mesure du stress. Il facilite l’élaboration de plans d’action ciblés, en mettant en lumière les leviers de régulation possibles : réduction des surcharges, amélioration des circuits de décision, renforcement du management de proximité. Son utilisation permet aussi de comparer différents services ou métiers, d’observer l’évolution dans le temps et d’objectiver les ressentis exprimés par les équipes.
Les DRH y trouvent un appui fiable pour structurer leurs démarches RPS, alimenter les diagnostics internes, ou dialoguer avec les représentants du personnel sur des bases partagées.
Des limites à connaître pour éviter les erreurs d’interprétation
Comme tout outil de mesure, le questionnaire de Karasek n’échappe pas à certaines limites. Il repose sur des déclarations subjectives, influencées par le climat ambiant ou la perception individuelle. Il ne couvre pas tous les facteurs émergents, comme les conflits de valeurs, la précarité de l’emploi ou les exigences émotionnelles des métiers de service.
L’interprétation brute des scores peut également conduire à des raccourcis, si elle n’est pas accompagnée d’une analyse qualitative ou d’un travail d’enquête complémentaire. L’enjeu consiste donc à inscrire l’outil dans une démarche globale, mêlant quantitatif et qualitatif.
Vers une lecture élargie du mal-être professionnel
De nombreuses organisations croisent désormais le modèle de Karasek avec d’autres grilles d’analyse, comme celle de Siegrist (effort-récompense), qui explore le lien entre engagement fourni et reconnaissance perçue. Des questionnaires comme le COPSOQ ou les enquêtes internes QVT permettent aussi d’élargir la compréhension des conditions de travail.
Malgré ces évolutions, Karasek conserve une place de choix dans les démarches de prévention, notamment en raison de sa simplicité de mise en œuvre et de la robustesse de ses indicateurs.
Un cadre utile à l’action managériale
Loin d’être réservé aux experts en santé au travail, le questionnaire de Karasek peut aussi devenir un outil de dialogue pour les managers. En objectivant les difficultés vécues sur le terrain, il ouvre la voie à des ajustements concrets : réorganisation des priorités, clarification des rôles, allègement de certaines contraintes, ou encore réactivation des liens collectifs.
Utilisé avec méthode et dans un climat de confiance, il contribue à renforcer la capacité d’écoute managériale et à ancrer la prévention dans le quotidien des équipes.
Le stress au travail ne relève pas seulement d’une responsabilité individuelle ; il est aussi le reflet d’une organisation du travail parfois déséquilibrée. Le questionnaire de Karasek offre aux directions RH un cadre rigoureux pour en prendre la mesure, et pour agir de manière structurée, mesurable et continue.