Le PDG d’IBM, Arvind Krishna, a récemment confirmé ce que de nombreux professionnels des ressources humaines pressentaient : l’intelligence artificielle n’est plus seulement un outil de productivité, elle redéfinit l’organisation même du travail. Lors d’une interview accordée au Wall Street Journal en marge de la conférence annuelle IBM Think, Krishna a déclaré que plusieurs centaines de postes en ressources humaines ont été supprimés, remplacés par des « agents d’IA ». Une annonce qui, bien que sobre, marque un tournant stratégique pour les grandes entreprises et impose aux DRH de réinterroger leur rôle dans l’économie numérique.
Chez IBM, l’adoption de l’IA ne s’est pas traduite par une réduction nette de l’effectif global. Au contraire, Arvind Krishna affirme que les économies générées par l’automatisation de tâches RH ont permis de réinvestir dans des profils à forte valeur ajoutée : développeurs, commerciaux, ingénieurs logiciels… En clair, l’entreprise réalloue ses ressources humaines vers des fonctions dites de « pensée critique », où l’interaction humaine, la créativité et la résolution de problèmes sont centrales.
Cette logique s’inscrit dans une démarche de « workforce transformation » où l’automatisation ne signifie pas suppression massive d’emplois, mais libération de capacités budgétaires pour doper l’innovation. IBM illustre ainsi un modèle hybride, combinant agents IA et talents humains, qui pourrait bien devenir la norme dans les grandes organisations.
Les tâches concernées par cette vague d’automatisation sont celles à faible complexité cognitive : traitement de feuilles Excel, réponses aux questions fréquentes, planification automatisée, mise à jour de données administratives, rédaction de courriels-types… Autant de missions historiquement confiées à des gestionnaires RH de niveau intermédiaire, aujourd’hui exécutées plus rapidement par des agents conversationnels ou des bots intelligents.
D’autres entreprises suivent cette voie. Amazon utilise l’IA pour automatiser une partie du recrutement dans ses entrepôts, Unilever analyse les entretiens vidéo des candidats via des algorithmes, et même le secteur public, comme à Singapour, déploie des chatbots pour gérer les demandes internes.
Cette mutation technologique interroge profondément le périmètre des missions RH. À mesure que les tâches routinières se digitalisent, les professionnels des ressources humaines sont appelés à se concentrer sur des domaines stratégiques : développement du leadership, culture organisationnelle, gestion des talents à haut potentiel, santé mentale, inclusion…
Ce repositionnement suppose une montée en compétences. Les profils RH, souvent recrutés pour leur maîtrise de la paie, du droit du travail ou de la gestion administrative, doivent désormais intégrer des compétences en data analytics, conduite du changement et gestion stratégique. L’arrivée de l’IA accélère une forme de « sélection naturelle » au sein même des directions RH : ceux qui sauront piloter la transformation et interpréter les données issues de l’IA verront leur rôle renforcé, tandis que d’autres risquent de voir leur poste devenir obsolète.
Vers une nouvelle cartographie des compétences
Le World Economic Forum estimait déjà en 2024 que plus de 40 % des compétences RH actuelles devraient être renouvelées d’ici 2027. L’annonce d’IBM confirme cette projection en y ajoutant une dimension opérationnelle : l’heure n’est plus à la prospective, mais à l’exécution.
Les référentiels métiers RH doivent évoluer pour intégrer des profils orientés data (HR analytics, people science), experts en culture d’entreprise ou en conduite du changement. Parallèlement, certains métiers plus traditionnels sont appelés à muter profondément ou à disparaître.
La fonction RH est doublement concernée. Elle est à la fois victime et actrice de cette automatisation. Dans de nombreuses entreprises, les DRH pilotent les projets d’IA appliqués aux ressources humaines, tout en sachant qu’une partie de leurs propres équipes sera remplacée. Ce paradoxe soulève une question éthique majeure : comment accompagner une transition numérique qui entraîne des suppressions de postes ?
Les approches varient : certaines entreprises optent pour la transparence, d’autres privilégient une mise en œuvre progressive, en ne remplaçant pas les départs naturels ou en proposant des reconversions internes. Le manque de formation des DRH aux technologies IA reste cependant un frein important à une gestion responsable et humaine de cette transformation.
Le marché local de l’emploi RH est encore marqué par une forte intensité administrative. La digitalisation y progresse de manière hétérogène, souvent portée par des éditeurs de solutions (SIRH, ATS, plateformes d’onboarding), mais sans véritable stratégie globale d’automatisation.
Pourtant, les conditions sont réunies pour amorcer cette transformation : disponibilité croissante de solutions cloud accessibles, montée en puissance des plateformes d’IA générative, développement des compétences tech. Il s’agit désormais de construire une vision RH capable d’anticiper, de former et de repositionner la fonction au juste niveau.
Les grandes entreprises opérant au Maroc, notamment dans l’offshoring, les banques ou les télécoms, pourraient rapidement adopter un modèle similaire à celui d’IBM. Cela implique d’ores et déjà d’engager des réflexions sur la redéfinition des fiches de poste RH, le plan de formation, la gestion prévisionnelle des emplois et compétences (GPEC) et la place de l’humain dans le pilotage de l’IA.
L’exemple d’IBM montre que l’impact de l’IA n’est pas uniforme : il dépend des choix managériaux. Automatiser ne signifie pas nécessairement licencier massivement. Il est possible de redéployer les compétences, créer de nouvelles fonctions et accompagner la montée en gamme de la fonction RH.
Cela exige une vision proactive, des investissements ciblés et une capacité à dialoguer avec les partenaires sociaux. La gestion du changement ne peut être déléguée à l’algorithme. Elle reste une mission profondément humaine.