La plainte déposée en avril dernier par des représentants syndicaux de la Société Nationale de Radiodiffusion et de Télévision (SNRT) auprès de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) n’a pas suscité de large couverture médiatique. Pourtant, ce recours soulève des questions fondamentales sur l’état des droits sociaux au Maroc et constitue un signal fort pour les directions des ressources humaines.
Le différend entre la direction de la SNRT et ses syndicats ne date pas d’hier. Au cœur du litige : des accusations d’entrave à la liberté syndicale, de mise à l’écart des représentants du personnel et d’échec du dialogue social. Ce qui change la donne, c’est le choix de saisir une instance internationale, en l’occurrence l’OIT, par une démarche formelle. Une procédure exceptionnelle mais légitime au regard des conventions internationales ratifiées par le Maroc.
La plainte repose notamment sur deux textes majeurs : la convention n°87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, et la convention n°98 sur le droit d’organisation et de négociation collective. Bien que ces conventions fassent partie de l’arsenal juridique marocain depuis des décennies, leur mise en œuvre effective demeure souvent problématique dans les pratiques quotidiennes.
L’intervention de l’OIT n’intervient qu’en ultime recours. Les plaignants doivent démontrer que les solutions internes — inspections, médiation, tribunaux — ont été vaines ou inaccessibles. Ce passage à l’international révèle une perte de confiance dans les mécanismes nationaux de régulation sociale, et interpelle directement les entreprises et institutions publiques sur leur capacité à prévenir les tensions en amont.
Les implications de cette démarche ne sont pas seulement juridiques. Les constats publiés par l’OIT, bien qu’ils ne soient pas des décisions contraignantes, ont un poids symbolique et médiatique considérable. Ils peuvent nuire à la réputation d’une organisation, attirer l’attention d’ONG ou d’instances de contrôle, et provoquer des réactions de groupes internationaux attentifs aux pratiques sociales de leurs filiales.
Réduire l’OIT à un organe lointain serait une erreur d’appréciation. L’institution joue un rôle actif dans la normalisation des pratiques de travail à l’échelle mondiale. Ses conventions, ses recommandations et son rôle de veille constituent des instruments de soft power social que les DRH ne peuvent plus ignorer.
Chaque plainte renvoie, en creux, à un déficit de gouvernance interne. Dialogue social inexistant ou inefficace, méconnaissance des normes internationales, mauvaise gestion des représentants du personnel : ces dysfonctionnements relèvent directement de la sphère RH. À ce titre, la direction des ressources humaines devient l’un des maillons les plus exposés, mais aussi l’un des mieux placés pour agir.
Le cas SNRT n’est pas isolé. Depuis plusieurs années, les recours à l’OIT se multiplient, notamment dans les secteurs du textile, de l’agriculture ou de la fonction publique. Ces saisines ne surgissent pas au hasard : elles traduisent un climat de tension durable, souvent alimenté par un manque de concertation structurée ou par l’inefficacité des canaux de dialogue institutionnel.
Malgré les engagements pris au niveau central depuis 2022, dans le cadre de la réforme du dialogue social, les résultats sur le terrain peinent à se faire sentir. Les accords tripartites ont du mal à se décliner dans les établissements et les administrations. Ce décalage alimente une frustration chez les représentants syndicaux, qui perçoivent alors les voies internationales comme un recours crédible et légitime pour faire entendre leurs revendications.
Face à cette évolution, les DRH ont une carte à jouer. Loin d’être un risque, l’activation des conventions de l’OIT peut devenir un levier stratégique. Elle peut conduire les entreprises à intégrer ces normes dans leurs politiques internes, à renforcer les dispositifs de concertation, et à structurer un dialogue social pérenne, reconnu par l’ensemble des parties prenantes.
Certaines entreprises opérant au Maroc ont d’ailleurs anticipé cette dynamique. On observe l’émergence d’accords-cadres qui, tout en respectant la hiérarchie interne, reconnaissent les droits syndicaux, encadrent les procédures de médiation et instaurent des mécanismes de prévention des conflits. Ces initiatives renforcent non seulement la cohésion sociale, mais aussi la réputation de l’entreprise auprès de ses collaborateurs et de ses partenaires.
L’affaire SNRT agit comme un révélateur. Elle met en évidence le coût du blocage, même au sein d’une entité publique, et montre que l’absence de dialogue peut résonner bien au-delà du périmètre national. Elle rappelle enfin que les pratiques sociales ne relèvent plus uniquement de la culture d’entreprise, mais aussi d’un droit transnational auquel les collaborateurs peuvent faire appel.
Pour les DRH, le danger ne réside pas dans le fait que les collaborateurs saisissent l’OIT. Le vrai danger, c’est de ne pas entendre ce que cela signifie. Le droit international du travail est bien plus qu’un texte ; il est devenu un outil de mobilisation, un espace d’expression et une voie d’escalade lorsque la parole n’a plus sa place dans l’entreprise.