Une entreprise qui avance sans une cartographie claire des compétences futures navigue à vue, s’exposant au risque de l’obsolescence face à une concurrence agile et à des marchés en perpétuelle redéfinition. Le succès de demain se bâtit sur les talents d’aujourd’hui, à condition qu’ils soient activement préparés pour les défis et les opportunités à venir.
La fonction Ressources Humaines se trouve au cœur de cet enjeu de prospective. Son rôle ne se limite plus à gérer l’existant, mais à sculpter l’avenir de la main-d’œuvre. L’identification des capacités et des compétences futures est la deuxième étape cruciale du processus de création d’une stratégie RH, tel que défini par Gartner. Cette démarche proactive est essentielle pour s’assurer que l’organisation disposera, au moment opportun, des bons profils, dotés des bonnes expertises, pour exécuter sa stratégie et saisir les opportunités de croissance. Dans le contexte africain, où les dynamiques de développement sont rapides et les besoins en compétences spécifiques souvent criants, cette anticipation devient un avantage compétitif majeur. Penser aux métiers de demain, aux expertises qui feront la différence, c’est déjà commencer à construire la résilience et la performance futures de l’organisation.
L’enjeu est double : il s’agit non seulement d’identifier les compétences qui manqueront, mais aussi de comprendre comment les acquérir ou les développer. Cela implique une écoute attentive des signaux du marché, une collaboration étroite avec les autres directions et une capacité à traduire les ambitions stratégiques en besoins humains concrets.
L’horizon des compétences : naviguer dans l’incertitude
L’environnement économique mondial, et africain en particulier, est marqué par des changements rapides : digitalisation accélérée, émergence de l’intelligence artificielle, nouvelles attentes des consommateurs, impératifs de durabilité, et évolution des modèles économiques. Ces transformations redessinent les contours des métiers et créent un besoin constant de nouvelles compétences, tout en rendant certaines autres obsolètes. Pour les DRH, la prospective des compétences n’est donc pas un exercice ponctuel, mais une veille stratégique continue. Il s’agit d’apprendre à lire les signaux faibles, à interpréter les tendances et à évaluer leur impact potentiel sur l’éventail de compétences de l’entreprise.
Cette démarche implique de sortir d’une logique purement réactive, où l’on attend que les besoins se manifestent pour y répondre. Il faut au contraire adopter une posture d’anticipation, en se projetant à moyen et long terme. Quelles seront les technologies dominantes dans trois, cinq ou dix ans ? Comment nos métiers vont-ils évoluer ? Quels nouveaux rôles devront émerger pour soutenir notre croissance ? Ce sont là des questions fondamentales que la fonction RH doit porter. Gartner souligne que les leaders RH doivent rencontrer les responsables de chaque unité ou fonction pour comprendre les implications des objectifs de l’organisation sur les effectifs de leur fonction. C’est à ce stade du processus de création de la stratégie qu’il faut comprendre comment la stratégie impactera les différentes fonctions et ce dont elles auront besoin de la part des RH à l’avenir.
Le dialogue stratégique : sonder les besoins futurs au cœur des métiers
L’identification des compétences futures ne peut se faire en vase clos depuis le bureau du DRH. Elle nécessite un dialogue structuré et permanent avec les directions métiers. Ce sont elles qui sont en première ligne face aux évolutions du marché et aux attentes des clients. Selon Gartner, les leaders RH devraient s’entretenir avec les responsables de chaque fonction pour comprendre comment la stratégie affectera leurs équipes et quels seront leurs besoins futurs vis-à-vis des RH. Ces échanges permettent de capter des informations précieuses sur les défis opérationnels, les ambitions de développement et les compétences perçues comme critiques.
La DRH doit jouer un rôle de facilitateur dans ces discussions, en aidant les managers à articuler leurs besoins et à se projeter dans l’avenir. Il ne s’agit pas seulement de recueillir une liste de postes à pourvoir, mais de comprendre les capacités sous-jacentes nécessaires. Par exemple, un département marketing qui souhaite renforcer sa présence digitale n’a pas seulement besoin d’un “community manager”, mais peut-être aussi d’experts en analyse de données, en SEO/SEM, en création de contenu vidéo, ou en gestion de campagnes publicitaires programmatiques.
Le document de Gartner fournit des exemples concrets de la manière dont les besoins de l’entreprise (“Business Need”) se traduisent en capacités de la main-d’œuvre (“Workforce Capabilities”). Si une fonction prévoit d’utiliser l’analyse avancée pour explorer de nouvelles lignes de produits, la capacité requise sera l’ingénierie des Big Data. Si les opérations deviennent plus virtuelles, le traitement du langage naturel peut devenir une compétence clé. De même, face à des concurrents qui mettent plus rapidement leurs produits sur le marché, des méthodologies de développement Lean et Agile ainsi que des technologies de prototypage virtuel rapide deviennent essentielles.
Des questions incisives pour révéler les talents de demain
Pour guider ces discussions stratégiques, Gartner propose une série de questions pertinentes que les DRH peuvent poser aux leaders de l’entreprise. Ces questions sont conçues pour stimuler la réflexion et faire émerger une vision claire des impératifs en matière de talents :
- “D’un point de vue talent, que doit-il impérativement se passer pour que l’organisation atteigne ses objectifs ?”. Cette question force à relier directement la stratégie aux prérequis humains.
- “Qu’est-ce qui, si mis en place, accélérerait significativement l’atteinte des objectifs ou améliorerait la capacité de l’organisation à exécuter sa stratégie ?”. Cela permet d’identifier les talents “multiplicateurs”, ceux qui ont un impact disproportionné sur la performance.
- “En considérant les différents risques liés aux talents (par exemple, les concurrents), quel est le degré d’impact et la probabilité de chaque risque ?”. Cette interrogation introduit une dimension de gestion des risques dans la planification des talents.
- “Quels problèmes de talents les dirigeants et les employés s’accorderaient-ils à dire qu’il faut résoudre pour que l’organisation réussisse ?”. Cela aide à identifier les points de friction ou les déficits les plus criants et consensuels.
Ces questions, adaptées au contexte spécifique de chaque entreprise, sont des outils puissants pour dépasser les constats superficiels et engager une véritable réflexion prospective sur les compétences. Elles permettent de co-construire avec les métiers une vision partagée des priorités en matière de capital humain.
Diagnostiquer l’existant : la cartographie des compétences actuelles
Une fois la vision des besoins futurs établie, l’étape suivante, tout aussi cruciale, est d’évaluer objectivement les capacités et les compétences actuelles de l’organisation. C’est la troisième étape du modèle de Gartner. Cette évaluation permet d’identifier les écarts (“gaps”) entre l’état actuel et les besoins futurs, et ainsi de cibler précisément les actions de développement ou d’acquisition de talents. Il est possible que la main-d’œuvre existante ne soit pas préparée à soutenir les besoins futurs de l’entreprise, en fonction de la stratégie organisationnelle.
Ce diagnostic doit être mené avec rigueur et honnêteté. Il peut impliquer des évaluations de compétences, des entretiens, l’analyse des descriptions de poste, ou encore des revues de performance. L’objectif est d’obtenir une image fidèle du capital de compétences disponible au sein de l’entreprise. Gartner suggère d’impliquer les cadres des différentes fonctions ainsi que l’équipe de direction RH dans la discussion sur l’état actuel des compétences et des capacités. Le tableau présenté dans le document (Page 5 ) offre un cadre simple mais efficace pour systématiser cette analyse par objectif organisationnel : possédons-nous les compétences nécessaires ? Avons-nous la capacité en ressources ? Si non, quelles compétences et/ou ressources sont nécessaires ? Quelles sont les implications budgétaires ? Un business case est-il requis ?. Par exemple, pour un objectif “Expansion du marché en Asie”, si la réponse est non aux deux premières questions, les besoins pourraient être “Recrutement et/ou relocalisation de 200 ETP pour doter les bureaux en Asie” et “Employés multilingues”.
L’identification de ces écarts est fondamentale car elle permet de définir les objectifs potentiels en matière de talents pour la stratégie RH. Sans cette analyse, les initiatives RH risquent d’être déconnectées des besoins réels et donc de manquer leur cible.
bâtir les ponts : stratégies proactives de développement des talents
Une fois les écarts de compétences clairement identifiés, la DRH peut élaborer des stratégies ciblées pour les combler. Plusieurs leviers peuvent être actionnés, souvent de manière combinée :
- Le développement interne : programmes de formation, upskilling (montée en compétences), reskilling (reconversion vers de nouvelles compétences), mentorat, coaching, plans de succession. Cette approche valorise les talents existants et favorise leur engagement.
- Le recrutement externe : acquisition de nouvelles compétences sur le marché du travail. Cela est particulièrement pertinent pour les expertises rares ou très nouvelles que l’entreprise ne possède pas en interne.
- La mobilité interne : encourager les collaborateurs à évoluer vers de nouveaux rôles ou de nouvelles fonctions au sein de l’entreprise, après une formation adaptée si nécessaire.
- Les partenariats externes : collaboration avec des universités, des écoles de formation, ou des freelances pour accéder à des compétences spécifiques de manière flexible.
Le choix entre ces différentes options dépendra de nombreux facteurs : l’urgence du besoin, la disponibilité des compétences sur le marché, le coût, et la culture de l’entreprise. Une culture d’apprentissage continu, où chaque collaborateur est encouragé à développer ses compétences tout au long de sa carrière, est un atout majeur pour soutenir cette démarche de prospective et d’adaptation.
La prospective des compétences n’est pas une science exacte, mais une discipline stratégique qui exige méthode, collaboration et une bonne dose d’agilité. Pour les DRH marocains et africains, maîtriser cet art de l’anticipation est une condition clé pour transformer le capital humain en un véritable levier de performance durable. Au-delà des processus, c’est un état d’esprit, une curiosité permanente face aux évolutions du monde du travail, qu’il convient de cultiver et de diffuser. La question demeure : quelle est aujourd’hui la maturité de nos organisations dans cette capacité à lire l’avenir des métiers et à s’y préparer activement ?