Alors que le gouvernement marocain chiffre à 46 milliards de dirhams le coût global du dialogue social à l’horizon 2026, les DRH et dirigeants d’entreprise s’interrogent sur la soutenabilité de cette dynamique salariale, tant pour les finances publiques que pour la compétitivité du secteur privé. Reçu par Rachid HALLAOUY dans l’émission « L’Info en Face » du 8 mai 2025, Hicham ZOUANAT, président de la commission sociale de la CGEM et administrateur à l’OIT, revient sans détour sur les enjeux et les lignes rouges du patronat dans ce processus.
Ce chiffre, avancé par le ministre Younes SEKKOURI, inclut principalement les hausses de salaires dans la fonction publique et les mesures d’équité sociale comme la revalorisation du SMIG et du SMAG. À cette enveloppe s’ajoute un coût supplémentaire estimé à 10 milliards de dirhams pour le secteur privé, directement supporté par les employeurs à travers la hausse des salaires minimums.
Cette montée en charge ne s’est pas accompagnée d’une loi de finances rectificative, un choix qui, selon ZOUANAT, traduit une anticipation par l’exécutif d’une hausse des recettes fiscales, notamment via la TVA. Le financement s’appuie donc sur la consommation des ménages. Une logique assumée : « C’est le contribuable et le consommateur qui financent indirectement ces revalorisations », observe-t-il, tout en soulignant le bénéfice attendu sur le pouvoir d’achat.
Mais le secteur privé, lui, n’est pas en reste. La hausse du SMIG impacte directement la structure de coûts des entreprises, sans contrepartie en termes d’exonérations ou d’allègements. Cette charge s’ajoute à un contexte déjà contraint, entre inflation persistante, pression fiscale et montée du coût du travail. D’où l’appel de la CGEM à plus de cohérence entre dialogue social, réforme de l’administration et compétitivité.
Car c’est là que le bât blesse. « On augmente les salaires, mais sans exiger en retour une amélioration tangible de la qualité du service public », regrette ZOUANAT. Il en appelle à une accélération de la digitalisation administrative, citant l’exemple de l’Estonie, où l’ensemble des démarches — à l’exception du mariage et du divorce — est dématérialisé. La hausse des rémunérations doit s’accompagner d’un changement culturel profond dans le secteur public, soutenu par un vrai dispositif de conduite du changement.
Le dialogue social 2025 marque néanmoins un tournant. Pour la première fois, les doléances du patronat sont prises en considération à parité avec celles des syndicats. Deux demandes historiques ont ainsi été actées : la réforme du Code du travail et l’adoption, très attendue, de la loi encadrant le droit de grève. Sur ce dernier point, ZOUANAT reconnaît une adoption douloureuse mais salutaire. Votée dans un contexte tendu, avec peu de députés présents, cette loi met fin à plus de 60 ans de vide juridique.
Pour autant, la bataille est loin d’être gagnée. La réforme du Code du travail s’annonce comme un nouveau bras de fer. Le patronat plaide pour une approche progressive, par versions successives, sans chercher une refonte brutale. Il réclame une trentaine d’amendements ciblés, notamment sur la durée des contrats d’intérim, la réduction du temps de travail en période de crise, et la suppression de l’obligation d’accord du gouverneur pour les licenciements économiques.
La CGEM conteste le rôle accordé à l’autorité territoriale dans des décisions d’ordre économique, estimant que ce pouvoir bloque inutilement les restructurations nécessaires à la survie de certaines entreprises. Cette situation aurait, selon ZOUANAT, contribué à la liquidation de milliers de sociétés qui auraient pu être sauvées si des ajustements étaient permis en amont.
Mais toute flexibilisation du marché du travail suppose, en contrepartie, le renforcement des filets sociaux. La CGEM défend une approche de « flexisécurité » à la marocaine : ni le modèle danois fondé sur une couverture sociale généreuse, ni l’ultra-libéralisme américain, mais un équilibre soutenu par l’indemnité pour perte d’emploi (IPE), créée en 2014 et cofinancée par employeurs et salariés. Aujourd’hui, la CGEM appelle l’État à abonder ce dispositif pour en assurer la pérennité et l’efficacité.
Cette revendication s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’universalisation des régimes de retraite. La réforme paramétrique des caisses, retardée depuis des années, devient urgente. Le ratio actifs-retraités se détériore, mettant en péril l’équilibre financier de plusieurs régimes. ZOUANAT plaide pour une réforme systémique en trois étages : un régime de base par répartition, un régime contributif collectif, et un régime complémentaire individuel par capitalisation. Il défend une harmonisation de l’âge légal de départ à la retraite à 63 ans, avec souplesse en fonction de la pénibilité.
L’équation est délicate : comment équilibrer les caisses sans augmenter les cotisations, sans repousser l’âge de départ et sans baisser les pensions ? « C’est ce que les syndicats appellent le triangle maudit », ironise ZOUANAT. Mais chaque mois de retard renchérit le coût global de la réforme.
En parallèle, la nouvelle feuille de route pour l’emploi, annoncée par le gouvernement, ambitionne de créer 350 000 postes à l’horizon 2026 et 1,4 million d’ici 2030. Dotée de 15 milliards de dirhams, elle cible les TPME, les zones rurales et les jeunes femmes. Hicham ZOUANAT reconnaît sa pertinence stratégique, mais pointe deux fragilités majeures : un timing trop court à 18 mois de la fin du mandat, et un manque de mobilisation du tissu entrepreneurial, encore peu informé des leviers proposés.
Le diagnostic est partagé avec l’OIT : la création d’emplois repose d’abord sur l’investissement, la formation, les politiques actives de l’emploi, et un cadre législatif incitatif. La CGEM insiste sur la nécessité de vulgariser la charte d’investissement dédiée aux PME et sur l’importance du Small Business Act. S’y ajoutent des outils encore méconnus comme la prime à l’emploi ou les dispositifs d’apprentissage, qui doivent être mieux déployés et coordonnés.
Enfin, la question de la fiscalité sur le travail reste sensible. Pour la CGEM, alléger les charges ne doit pas être une politique de recrutement en soi, mais un levier pour insérer les populations les plus vulnérables. « Ce n’est pas une exonération fiscale qui fait recruter en entreprise, c’est un carnet de commandes », résume ZOUANAT.
L’équation est donc claire : pour que les DRH puissent anticiper, accompagner et sécuriser les mutations en cours, il faudra plus qu’une série de textes législatifs ou d’annonces politiques. Il faudra un engagement réel de toutes les parties à décliner opérationnellement les réformes, dans un climat de confiance restaurée. Et peut-être, comme le suggère ZOUANAT en conclusion, abandonner les postures idéologiques au profit d’une gouvernance de résultats. Le rendez-vous est déjà pris pour mai 2026.
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