Il arrive que certaines décisions internes, en apparence techniques ou organisationnelles, traduisent en réalité des inflexions stratégiques bien plus profondes. La fusion des départements RH et IT de Moderna illustre parfaitement cette bascule : ce choix, loin d’être anecdotique, révèle une reconfiguration du modèle d’entreprise à l’heure où l’intelligence artificielle ne se contente plus de soutenir les opérations, mais en redéfinit la structure même.
À première vue, il s’agit d’un simple mouvement de gouvernance. En réalité, c’est un renversement de perspective. Moderna n’a pas intégré l’IA comme un outil d’optimisation : elle a redessiné son organisation autour du couple homme-machine. Une initiative qui prend toute sa dimension lorsqu’on la relie au contexte de croissance fulgurante post-Covid et à la complexité structurelle qui en a découlé. Recrutements massifs, duplication de tâches, silos fonctionnels… La biotech américaine s’est retrouvée face à une équation que beaucoup d’entreprises connaissent, mais que peu osent reconfigurer à ce niveau.
Dans cette logique, la fusion RH-IT ne répond pas simplement à un besoin d’agilité. Elle anticipe une question essentielle : qui — ou quoi — doit accomplir chaque tâche pour générer le meilleur résultat ? L’humain ou la machine ? Et comment les deux peuvent-ils fonctionner en symbiose plutôt qu’en alternance ? Moderna a tranché : il n’y aura plus de stratégies RH d’un côté et technologiques de l’autre. L’entreprise passe à un modèle hybride et distribué, piloté par les usages et les données, au service d’une organisation fluide et intelligente.
Ce virage s’appuie sur une intégration massive d’agents GPT — plus de 3 000 à l’échelle de l’entreprise — qui interviennent dans les essais cliniques, la gestion juridique, la production, les ventes et même les demandes RH courantes. On ne parle plus ici d’expérimentation ponctuelle mais bien de réarchitecture profonde. L’IA n’est plus en soutien, elle devient actrice. Et cela change tout. Là où nombre de projets d’intelligence artificielle échouent à dépasser la phase pilote, Moderna affiche un taux d’adoption interne de 83 %, preuve que l’organisation a été pensée pour accueillir la technologie et non simplement la greffer sur l’existant.
Cette réinvention s’accompagne d’une nouvelle gouvernance incarnée par un poste inédit de Chief People and Digital Technology Officer, confié à Tracey Franklin, ex-DRH du groupe. Le message est limpide : la technologie doit servir la dynamique humaine, pas la remplacer. Ce choix interpelle d’autant plus qu’il s’éloigne des logiques classiques où l’on confie ce type de transformation à des profils technos. Ici, c’est l’expertise RH qui prend la main, comme pour rappeler que c’est l’humain qui doit garder le gouvernail.
Cette fusion n’est pas sans conséquences. Elle s’est traduite par une réduction d’environ 10 % des effectifs technologiques, touchant une cinquantaine de postes. Mais ce n’est pas une logique de cost cutting classique. Les profils touchés ne sont pas des fonctions RH ou support, comme on pourrait s’y attendre, mais bien des profils technos. Un signal fort, qui montre que la technologie n’est pas convoquée ici pour réduire les effectifs humains mais pour redistribuer les rôles selon une nouvelle logique de complémentarité. Certains postes sont supprimés, d’autres sont créés. Et l’enjeu ne porte plus uniquement sur la productivité mais sur la capacité à concevoir des architectures hybrides homme-machine.
Ce choix n’est pas isolé. D’autres entreprises explorent des pistes similaires, mais avec des résultats contrastés. IBM, par exemple, a annoncé le remplacement de plusieurs centaines de collaborateurs RH par des solutions IA. Une stratégie qui s’apparente davantage à une rationalisation classique qu’à une transformation structurelle. À l’inverse, Klarna, après avoir massivement remplacé ses agents de relation client par des IA, a dû faire machine arrière en constatant les effets délétères sur la qualité du service et le lien client.
C’est ici que Moderna marque sa différence. Elle ne cherche pas à faire la même chose qu’avant, mais en plus rapide. Elle reconfigure. Elle abandonne une logique métier pour adopter une logique de tâches orchestrées dynamiquement, assignées au bon agent — humain ou IA — selon le contexte. Une approche qui ouvre la voie à une transformation systémique des opérations, dans laquelle l’entreprise se comporte comme un organisme intelligent, capable de se reconfigurer en temps réel.
Mais cette avancée soulève aussi des interrogations légitimes. Que devient l’apprentissage des jeunes collaborateurs si les tâches d’entrée de carrière sont déléguées aux IA ? Quelle place reste-t-il pour l’intelligence contextuelle ou le lien social dans les situations RH sensibles ? Et comment maintenir un collectif si la personnalisation des interactions prime sur la dynamique d’équipe ? Autant de questions qui renvoient à un autre enjeu : celui du cycle de vie des compétences. L’enjeu n’est pas que technique, il est profondément humain.
Moderna semble disposer d’un alignement de facteurs propices à une telle expérimentation : culture techno, agilité post-Covid, gouvernance réactive. Mais transposer ce modèle ailleurs nécessiterait une transformation en profondeur des infrastructures, des mentalités et de la manière d’appréhender la technologie. Car ici, il ne s’agit pas de coller des outils sur une organisation figée, mais bien de refonder cette organisation à partir d’un nouveau socle, où les flux de travail, la donnée et l’IA deviennent les nouvelles unités d’architecture.
Ce que l’on observe, en somme, n’est pas une digitalisation de plus, mais une reprogrammation de l’entreprise. Une entreprise qui ne se contente plus d’utiliser l’IA, mais qui la place au cœur de son fonctionnement. Dans ce modèle, la fonction RH fusionnée à l’IT ne se contente plus de gérer les talents, elle devient le point névralgique d’une organisation hybride, fluide, centrée sur la valeur apportée par l’interaction entre humains et technologies.
Il faudra du temps pour mesurer la soutenabilité de ce modèle. Il faudra aussi accepter que toutes les entreprises n’ont pas la maturité ou la structure pour le reproduire tel quel. Mais ce que propose Moderna, c’est un signal fort : les silos ne sont plus viables. Et la vraie révolution ne réside pas dans l’IA, mais dans la capacité des entreprises à repenser leur design organisationnel pour tirer pleinement parti de l’intelligence collective, humaine et artificielle confondues.