Les compétences numériques sont devenues un marqueur d’inclusion professionnelle aussi essentiel que la maîtrise de la lecture ou du calcul. Pourtant, alors même que la digitalisation s’accélère dans tous les secteurs, une étude parlementaire britannique récente met en lumière l’ampleur d’un décalage structurel entre les attentes des entreprises et les capacités réelles des actifs. Ce document offre un éclairage rigoureux sur les freins persistants à l’essor des talents numériques et soulève des questions clés sur la capacité des systèmes éducatifs et des politiques publiques à répondre à la demande croissante. Son analyse permet de mieux cerner les leviers d’action pour les décideurs RH, bien au-delà du seul contexte britannique.
Le rapport établit un premier constat sans appel : le déficit de compétences numériques coûterait chaque année 63 milliards de livres à l’économie britannique. En 2023, quelque 13 millions de personnes présentaient encore les plus faibles niveaux de maîtrise numérique, soit un quart de la population adulte. Et parmi les actifs, 7,5 millions n’ont pas les compétences de base exigées dans la majorité des emplois actuels. Ces chiffres, issus notamment du Consumer Digital Index, confirment l’existence d’un écart structurel entre la généralisation des outils digitaux et la capacité effective à les utiliser dans un cadre professionnel.
Au-delà des chiffres, le rapport met en lumière un faisceau d’obstacles qui freinent l’accès aux carrières numériques. Chez les jeunes, le principal frein est culturel. Nombre d’entre eux ne s’identifient pas aux métiers de la tech, qu’ils perçoivent comme élitistes, complexes, voire socialement éloignés. La représentation du développeur masculin, solitaire et surdiplômé reste dominante, nourrissant une forme d’auto-censure. À cela s’ajoute un déficit manifeste de sensibilisation et d’orientation. Peu d’élèves reçoivent une information claire sur la diversité des métiers du numérique, sur les parcours possibles ou sur les compétences réellement attendues par les employeurs. Le système éducatif, dans sa configuration actuelle, peine à jouer ce rôle de passerelle.
Le rapport pointe également des freins structurels. Le manque d’enseignants qualifiés en informatique, l’hétérogénéité des contenus dispensés et l’absence d’évaluation cohérente sur le numérique tout au long du parcours scolaire fragilisent la montée en compétences. Si l’informatique est obligatoire dans les cycles de base, rien n’oblige les élèves à passer un examen en fin de parcours, et les taux d’inscription aux filières informatiques au lycée restent faibles. L’écart est encore plus marqué sur le plan du genre : les filles ne représentent que 21 % des candidats au baccalauréat informatique, et seulement 8 % au niveau terminal. À l’université, cette proportion chute à 4 %. Ce déséquilibre contribue à limiter considérablement le vivier de talents potentiels.
Du côté des adultes en reconversion, d’autres types de barrières apparaissent. Le coût des formations, le manque de transparence sur les débouchés ou la difficulté à accéder à des postes pour débutants rendent les transitions professionnelles vers la tech particulièrement ardues. Même les dispositifs les plus innovants, comme les Skills Bootcamps ou les T Levels, peinent à convaincre. Les premiers, formations intensives de 16 semaines cofinancées par l’État et les employeurs, sont jugés trop courts par une part significative des bénéficiaires. Le contenu, souvent très technique, ne laisse que peu de place à l’appropriation progressive des savoirs. Les seconds, censés offrir une alternative concrète aux parcours académiques classiques, souffrent d’un déficit de lisibilité, tant auprès des étudiants que du monde économique.
En parallèle, le rapport met en évidence un paradoxe inquiétant : malgré la multiplication des dispositifs, les entreprises continuent de signaler une pénurie critique de profils qualifiés. Selon plusieurs études citées, 46 % des entreprises déclarent avoir du mal à recruter sur les métiers du numérique, 62 % font état d’un manque de compétences techniques en interne, et près de la moitié jugent que les candidats disponibles ne sont pas opérationnels. Le Royaume-Uni a d’ailleurs reculé de quatre places dans le classement de la compétitivité numérique de l’IMD entre 2022 et 2023. L’écart entre les intentions politiques et les effets mesurables reste donc profond.
Face à cette situation, le rapport appelle à un repositionnement stratégique des entreprises. Celles-ci ne peuvent plus se contenter de consommer des compétences produites ailleurs. Elles doivent devenir des acteurs de la formation : en développant des académies internes, en construisant des parcours de formation continue, en co-concevant des programmes avec les écoles ou en élargissant leur politique d’alternance. Ce changement de posture suppose aussi une transformation des pratiques RH : reconnaître les compétences acquises en dehors des filières traditionnelles, valoriser les projets personnels ou les certifications en ligne, ouvrir les recrutements à des profils non conventionnels.
Ce repositionnement nécessite également de réinterroger la culture managériale. Une culture dans laquelle la formation n’est pas perçue comme une charge, mais comme un investissement stratégique. Promouvoir l’apprentissage continu, soutenir le reskilling, intégrer l’expérimentation dans les parcours professionnels : autant de leviers concrets pour faire du développement des compétences une priorité d’entreprise. Le DRH devient ici un maillon essentiel, garant de l’adéquation entre stratégie, moyens et trajectoires humaines.
Les limites constatées dans le cas britannique offrent un miroir utile à d’autres pays confrontés à des dynamiques similaires. Le Maroc, notamment, développe depuis quelques années un écosystème de formation numérique ambitieux. Des initiatives comme 1337, YouCode ou GOMYCODE se sont imposées comme des modèles de rupture. À Casablanca, LionsGeek, incubé par la chaîne 2M, illustre également cette volonté de rapprocher les jeunes des métiers du numérique. Conçu comme un programme de formation et d’accompagnement intensif, il combine bootcamp, coaching individuel et immersion dans l’écosystème digital marocain. L’initiative met un accent particulier sur l’inclusion, la mixité et la montée en compétences pratiques, avec un positionnement clair : former les talents de demain tout en les préparant concrètement aux attentes du marché. Ce type de démarche, porté par un acteur média, montre que l’employabilité numérique peut devenir une cause partagée entre entreprises, institutions et société civile.
Ce dynamisme s’appuie également sur des initiatives publiques. La plateforme JobInTech, lancée sous l’impulsion du ministère de la Transition numérique, propose des parcours certifiants dans les métiers du numérique, à destination des jeunes chercheurs d’emploi. L’objectif est clair : ouvrir l’accès à des formations gratuites, délivrées en ligne ou en partenariat avec des centres de formation et des entreprises. Encore en phase de déploiement, cette plateforme peut devenir un levier structurant pour créer des passerelles concrètes entre formation, reconversion et insertion professionnelle. À condition toutefois de garantir la qualité des contenus, la lisibilité des parcours et le suivi réel de l’employabilité à la sortie.
À la lumière du rapport britannique, une certitude émerge : le déficit de compétences numériques n’est pas une fatalité. Il est la conséquence directe d’un désalignement entre systèmes éducatifs, attentes des entreprises et représentations sociales. Les DRH peuvent être les catalyseurs de ce réajustement. En favorisant des politiques de formation plus inclusives, en structurant des passerelles avec le monde académique, en assumant un rôle stratégique dans la construction des talents de demain, ils disposent d’un levier puissant pour répondre à la pénurie. Car dans l’économie digitale, c’est moins la technologie qui fait la différence que la capacité à mobiliser les bonnes compétences au bon moment.
Consultez l’étude complète du Parlement britannique « Digital skills and careers » sur les compétences numériques et les carrières dans la tech en cliquant ici.