Le rapport 2025 du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), intitulé A Matter of Choice: People and Possibilities in the Age of AI, met en lumière un paradoxe central de notre époque : alors que l’intelligence artificielle connaît une adoption fulgurante, le développement humain, lui, marque le pas. Les indicateurs de santé, d’éducation et de qualité de vie, longtemps en progression constante, montrent aujourd’hui des signes inquiétants de stagnation, voire de recul dans certaines régions. Pour les DRH marocains, cette observation n’est pas anecdotique. Elle pose une question de fond : comment intégrer l’IA dans l’entreprise tout en renforçant les capacités humaines au lieu de les éroder ?
Le rapport insiste sur un point essentiel : la technologie, à elle seule, ne suffit pas. C’est dans les choix de conception, de déploiement et d’usage de l’IA que réside sa capacité à transformer positivement les sociétés. Et ce sont précisément ces choix que les DRH, en tant qu’architectes du travail et des organisations, doivent piloter avec lucidité. L’IA ne doit pas être une fin en soi, mais un levier pour créer des environnements professionnels plus justes, plus productifs et plus inclusifs. Cette posture suppose un changement de paradigme : passer d’une logique de substitution homme-machine à une logique de complémentarité.
C’est cette « économie de la complémentarité » que le PNUD appelle de ses vœux. Elle consiste à concevoir des scénarios où humains et IA interagissent pour co-produire de la valeur, plutôt que de s’exclure mutuellement. L’enjeu est stratégique. Il implique de repenser les chaînes de valeur, les définitions de poste, les référentiels de compétences et les parcours de carrière. Il invite à créer de nouveaux rôles hybrides — facilitateurs humains-algorithmes, formateurs IA, spécialistes de l’interprétabilité — qui deviendront centraux dans les années à venir. Pour y parvenir, les politiques RH doivent évoluer et anticiper, notamment dans les pays en développement comme le Maroc, où les ressources sont parfois contraintes mais où les attentes sociales et les aspirations à une croissance inclusive sont fortes.
Le rapport va plus loin en identifiant trois leviers d’action concrets que les décideurs peuvent mobiliser. Le premier consiste à orienter l’IA vers des usages à forte valeur ajoutée humaine, c’est-à-dire dans des domaines où l’intelligence artificielle renforce les capacités humaines plutôt qu’elle ne les remplace. Cela suppose de développer des outils RH qui soutiennent la prise de décision sans la déshumaniser, d’encourager des mécanismes de cohabitation entre les savoirs humains et algorithmiques, et de veiller à ce que les technologies utilisées ne réduisent pas les individus à des données ou des scores. Le deuxième levier consiste à guider l’innovation elle-même. Il ne s’agit pas seulement d’acheter ou d’utiliser des outils développés ailleurs, mais de participer activement à la définition de critères d’évaluation et de standards qui intègrent la diversité culturelle, les contextes locaux et les objectifs sociaux. C’est dans ce cadre que les DRH peuvent jouer un rôle inédit : en devenant des parties prenantes dans la gouvernance éthique et stratégique de l’IA, à l’échelle de l’entreprise mais aussi à celle du tissu économique national.
Enfin, le troisième levier, sans doute le plus fondamental, réside dans l’investissement dans les capacités humaines. L’IA ne produira pas de progrès social si les collaborateurs n’ont ni les outils ni les compétences pour l’utiliser, la comprendre ou la remettre en question. Cela implique de repositionner la formation professionnelle comme un pilier stratégique de toute politique RH moderne. L’accent doit être mis sur les compétences adaptatives : la pensée critique, la capacité à apprendre en continu, l’interaction collaborative, l’intelligence émotionnelle. Il ne s’agit plus simplement de former à des logiciels, mais de créer une culture de l’apprentissage agile et éthique. Dans ce domaine, le Maroc dispose d’un levier important : son capital humain jeune, connecté et en demande d’opportunités, qui ne demande qu’à être outillé.
Ces transformations ne sont pas sans risque. Le rapport souligne à juste titre les effets potentiellement délétères d’une IA déployée sans garde-fous. Les systèmes de recrutement automatisé, de notation des performances ou de surveillance algorithmique peuvent générer une perte de confiance, des biais structurels et un recul du sentiment d’équité. Plus encore, la prolifération des plateformes de travail algorithmique risque de fragmenter le marché du travail et de précariser certaines catégories de travailleurs, notamment les plus jeunes ou les moins qualifiés. Dans ce contexte, les DRH ont un rôle de régulation et de médiation à assumer : celui de garantir que l’IA ne soit pas utilisée contre les collaborateurs, mais bien avec eux.
L’analyse du PNUD rappelle également que les inégalités d’accès à l’IA sont bien réelles. Les femmes, les personnes âgées, les populations peu connectées ou vivant en dehors des grands pôles économiques sont sous-représentées dans les usages actuels de l’IA, qu’il s’agisse d’accès aux formations, aux services ou aux opportunités. Le risque est grand de voir émerger une dualisation du marché de l’emploi, entre ceux qui maîtrisent les codes et outils de l’IA et ceux qui en restent à l’écart. Les entreprises marocaines ont ici une responsabilité d’inclusion : veiller à ne pas renforcer les biais existants, intégrer l’égalité des chances dans leurs politiques technologiques, et déployer des stratégies de formation ciblées pour les publics les plus vulnérables.
Ce constat trouve une résonance particulière dans le contexte marocain, où l’évolution démographique, les ambitions industrielles et les défis éducatifs placent les DRH au cœur de la transition numérique. L’enjeu n’est pas seulement d’adopter des outils innovants, mais de construire un modèle propre, aligné avec les objectifs de développement humain. Le rapport du PNUD propose à cet égard un éclairage utile : il ne s’agit plus de courir après les performances des grandes puissances technologiques, mais de définir des priorités locales fondées sur l’équité, la dignité et la résilience.
Ce changement de posture suppose une vision de long terme, mais aussi une action immédiate. Les DRH peuvent impulser cette dynamique dès maintenant : en structurant des plans de formation éthiques et inclusifs, en intégrant les représentants du personnel dans les projets d’automatisation, en évaluant systématiquement l’impact des algorithmes sur les processus humains, et en participant activement aux débats publics sur la régulation de l’IA. Loin d’être de simples utilisateurs de technologies, ils deviennent co-concepteurs d’un futur du travail où l’intelligence artificielle sera au service de l’intelligence humaine — et non l’inverse.
Lien vers le rapport du PNUD 2025.