Le 5 février 2025, le Parlement marocain a adopté en deuxième lecture, à une large majorité, la loi sur droit de grève (97.15) définissant les conditions et modalités d’exercice du droit de grève. Ce texte, fruit de longs mois de débats et de concertations entre le gouvernement, les syndicats et le patronat, introduit un ensemble de règles destinées à concilier la protection du droit de grève, reconnu par la Constitution marocaine, et le maintien de l’activité économique et des services essentiels. Alors que cette loi était attendue depuis plusieurs décennies, son adoption marque un tournant important dans l’histoire du mouvement social au Maroc. Quels en sont les principaux apports, et comment se traduit concrètement ce “rééquilibrage” tant revendiqué ? Éléments de réponse à travers les grandes lignes de la nouvelle législation.
Un contexte politique et social sous tension
Le droit de grève est garanti par la Constitution marocaine depuis 1962. Pourtant, faute de législation organique dédiée, son exercice s’effectuait jusqu’ici de manière relativement empirique, laissant place à de nombreuses interprétations parfois divergentes. Des conflits sociaux survenaient régulièrement, notamment dans le secteur privé, sans cadre légal clair pour fixer la durée, les modalités de préavis ou encore les obligations réciproques des employeurs et des salariés.
Depuis 2016, plusieurs projets de loi ont circulé sur la table du gouvernement et au Parlement, suscitant un vif débat parmi les syndicats, qui craignaient que certaines dispositions ne restreignent leur liberté d’action. Le texte aujourd’hui adopté se présente donc comme un compromis. Il entend, selon le ministre de l’Inclusion économique, de la Petite entreprise, de l’Emploi et des Compétences, “protéger d’abord le droit de grève” tout en assurant la continuité de l’activité dans les services vitaux pour la société.
Priorité aux dispositions favorables aux travailleurs
L’une des modifications majeures, introduite à la demande des syndicats, figure dès l’article premier de la loi sur droit de grève. Celui-ci stipule que “lorsqu’un conflit survient entre les différentes législations en vigueur, la priorité est accordée aux dispositions les plus favorables aux travailleurs et aux organisations syndicales”. Cette innovation renforce considérablement la sécurité juridique des salariés et des syndicalistes. Elle évite que des lois antérieures ou parallèles ne soient interprétées de façon à restreindre la portée du droit de grève. En d’autres termes, en cas d’ambiguïté ou de contradiction entre différents textes, c’est l’interprétation la plus protectrice qui l’emportera.
Les observateurs saluent cette disposition comme une avancée notable, surtout pour les travailleurs du secteur privé, historiquement plus vulnérables face aux conséquences d’une cessation d’activité. Pour beaucoup, ce signal adressé aux partenaires sociaux confirme la volonté de placer le dialogue et la concertation au cœur du processus de résolution des conflits.
Une définition de la grève conforme aux standards internationaux
Jusqu’à présent, la définition juridique de la grève au Maroc restait parcellaire. La loi sur droit de grève (97.15) a pris soin d’aligner sa terminologie sur celle de l’Organisation internationale du Travail (OIT). Désormais, la grève est définie comme un “arrêt temporaire du travail, individuel ou collectif, décidé par un groupe de travailleurs pour défendre leurs intérêts matériels ou moraux, directs ou indirects”.
Cette formulation comporte deux avancées fondamentales :
- La mention des intérêts “directs ou indirects” : elle légalise explicitement les grèves dites “de solidarité”, voire “à caractère politique” lorsque l’enjeu dépasse le simple cadre de l’entreprise. Auparavant, l’absence de mention claire laissait planer un doute sur la légalité de telles grèves, suscitant parfois des sanctions et licenciements.
- La reconnaissance des intérêts “moraux” : elle entend protéger non seulement les revendications salariales ou matérielles, mais aussi la défense de la dignité, de la liberté syndicale et d’autres valeurs immatérielles liées aux conditions de travail ou aux libertés fondamentales.
Cette nouvelle définition concrétise l’engagement du Maroc à se conformer davantage aux normes internationales. Elle répond aussi à une revendication de longue date du mouvement syndical, qui souhaitait un texte garantissant la pluralité des motifs de grève, au-delà de la seule question salariale.
Un champ d’application élargi à toutes les catégories de travailleurs
Autre changement phare : la loi sur droit de grève (97.15) ouvre l’exercice du droit de grève à un éventail beaucoup plus large de professionnels. En effet, dans les versions antérieures, la grève était essentiellement pensée pour les salariés du secteur privé et pour les agents du secteur public. Désormais, le texte inclut explicitement :
- Les travailleurs domestiques, souvent en situation de grande précarité.
- Les travailleurs indépendants et les non-salariés (commerçants, artisans, professions libérales, etc.).
- Toute autre catégorie professionnelle qui est amenée à fournir une prestation de travail contre rémunération.
Cette extension vise à combler un vide juridique : un nombre croissant d’actifs au Maroc exercent sous des statuts hybrides ou non-salariés, parfois sans protection sociale solide. Leur garantir un cadre pour faire valoir leurs droits est perçu comme une avancée significative en matière de justice sociale.
Des délais de négociation et de préavis plus raisonnables
L’un des points de tension majeurs dans les précédentes versions de la loi portait sur les délais obligatoires avant la déclaration d’une grève. Les syndicats y voyaient un moyen de “limiter” voire de “neutraliser” l’efficacité de ce droit. La version de 2016 prévoyait pas moins de 30 jours de négociation obligatoire avant de pouvoir engager une cessation d’activité.
Sous l’impulsion du mouvement syndical et après plusieurs lectures parlementaires, ces délais ont été sensiblement réduits :
- Dans le secteur privé, où l’on recense la majorité des conflits sociaux, un délai de 7 jours (au lieu de 10 dans la version précédente) est désormais exigé pour mener une négociation lorsque la grève porte sur un litige “classique” lié aux conditions de travail.
- En cas de danger imminent, le recours à la grève peut même être immédiat, à condition que l’inspecteur du travail constate la gravité de la situation.
- Pour les revendications salariales, le délai est de 15 jours renouvelables une fois dans le secteur privé, afin de permettre à l’employeur de réunir son conseil d’administration et de prendre une décision.
- Dans la fonction publique, le délai est fixé à 45 jours (renouvelable une fois), compte tenu de l’implication de plusieurs départements (Ministère des Finances, Administration publique, Chef du gouvernement, etc.).
Quant au délai de notification (le préavis officiellement communiqué à l’employeur et aux autorités compétentes), la nouvelle loi le ramène à 5 jours, sauf pour une grève nationale de grande envergure, où le préavis doit être déposé 7 jours à l’avance. Cette révision à la baisse des délais est saluée par les organisations syndicales, qui y voient une garantie d’efficacité de l’action collective.
Un nouveau régime de sanctions
Pour protéger le droit de grève, la loi sur le droit de grève (97.15) interdit expressément toute entrave, pression ou mesure de rétorsion de la part de l’employeur. Ainsi, il devient formellement illicite de :
- Licencier, muter ou sanctionner un travailleur pour avoir participé à un mouvement de grève.
- Remplacer les salariés grévistes par de nouveaux effectifs ou recourir à une sous-traitance de substitution pendant la durée du conflit.
Pour donner du poids à ces interdictions, le nouveau texte prévoit des amendes allant de 20.000 à 200.000 dirhams à l’encontre des employeurs qui s’y soustrairaient. De surcroît, le législateur introduit un article prohibant le recours à la contrainte par corps contre des travailleurs insolvables condamnés au paiement d’une amende : on ne saurait emprisonner un salarié n’ayant pas les moyens de régler la pénalité infligée.
Dans le même esprit, les sanctions visant les grévistes qui ne respecteraient pas certaines dispositions (par exemple, l’obligation de préavis) ont été revues à la baisse. Elles passent d’une fourchette initiale de 5.000-10.000 dirhams à 1.200-8.000 dirhams. L’idée est d’éviter de pénaliser lourdement des salariés dont le but est l’action syndicale et non l’enrichissement personnel ou la mise en danger d’autrui.
Un renforcement de la liberté syndicale et une simplification des procédures
Le nouveau dispositif légal opère également un élargissement de la liberté syndicale. Désormais, tous les syndicats “représentatifs” (et non plus uniquement ceux considérés comme “les plus représentatifs”) sont habilités à lancer un appel à la grève de niveau national ou sectoriel. Dans les entreprises où il n’existe aucune représentation syndicale, la proportion de salariés nécessaire pour décider d’une grève a été ramenée à 25 % (contre 75 % dans la première mouture de 2016 et 35 % dans les versions intermédiaires).
Cette simplification, d’après le gouvernement, vise à encourager le dialogue et la négociation, en évitant les blocages procéduriers. Elle permet aussi de garantir que même les salariés faiblement syndiqués puissent exercer, de manière légitime, leur droit à la grève, à condition de respecter les conditions de notification et de délais prévus par la loi.
Les dernières étapes parlementaires et l’adhésion majoritaire
Le texte a suivi un parcours législatif en deux temps : après l’adoption en première lecture à la Chambre des représentants, il a connu d’importantes modifications au niveau de la Chambre des conseillers, où siègent notamment les représentants syndicaux et patronaux. Revenant ensuite à la Chambre des représentants pour une seconde lecture, il a été approuvé par une majorité de 84 voix pour et 20 contre, sans abstention.
La Commission des secteurs sociaux a par ailleurs corrigé une “erreur matérielle” dans le texte, avant de le valider définitivement. Au cours des débats, la majorité gouvernementale a exprimé sa satisfaction face aux “garanties réelles offertes pour l’exercice d’un droit de grève constitutionnel”. De leur côté, certains groupes d’opposition continuent de dénoncer ce qu’ils qualifient d’“absence de véritable consensus” avec les syndicats, estimant que le texte pourrait encore être perçu comme une entrave à un droit fondamental, surtout au regard de certaines dispositions sur les délais de négociation.
Une protection équilibrée des droits et de l’emploi
Le ministre en charge du dossier, Younes SEKKOURI, insiste sur le fait que la loi sur le droit de grève (97.15) a été conçue pour maintenir un équilibre : défendre le droit des travailleurs à cesser le travail de manière collective et organisée, tout en assurant la sauvegarde des intérêts de l’entreprise, de l’administration publique et, plus largement, de l’économie nationale. Le principe d’un “service minimum” dans certains secteurs vitaux (santé, sécurité, etc.) est ainsi régulièrement évoqué, de sorte que la grève n’entraîne pas une paralysie totale préjudiciable à l’intérêt général.
Les entreprises, de leur côté, sont invitées à respecter scrupuleusement les nouvelles modalités de négociation et de préavis, sous peine de sanctions financières lourdes. Pour les travailleurs, la loi représente un cadre plus protecteur, leur permettant de faire valoir leurs revendications légitimes sans craindre des licenciements arbitraires ou des poursuites pénales abusives.
Perspectives et enjeux à venir
Si l’adoption de la loi sur le droit de grève (97.15) marque l’aboutissement d’un long processus, son application effective soulèvera inévitablement des défis sur le terrain. Les inspecteurs du travail, déjà peu nombreux, auront un rôle crucial pour veiller au respect des délais, constater les infractions et arbitrer les situations litigieuses. Dans le secteur public, la mise en œuvre requiert l’harmonisation des pratiques entre différents ministères et la clarification du rôle du Chef du gouvernement quand il s’agit de réorienter ou de suspendre un mouvement pour cause de “crise nationale aigüe” ou de “catastrophe naturelle”.
Le succès de cette réforme dépendra donc largement de la formation des acteurs concernés (employeurs, syndicats, agents de l’État) et de la capacité des juridictions à traiter, de manière équitable et rapide, d’éventuels contentieux liés à la grève. De même, la société civile et les médias auront un rôle de veille pour s’assurer que ces nouvelles prérogatives soient respectées par tous.
La loi organique 97.15, désormais votée par le Parlement marocain le 5 février 2025, inaugure une ère nouvelle pour l’exercice du droit de grève au Maroc. En clarifiant ses contours, en élargissant son champ d’application à l’ensemble des travailleurs et en protégeant davantage les salariés grévistes, elle répond à une attente de longue date des syndicats et des défenseurs des droits. À la fois protectrice et responsabilisante, cette législation se veut un levier pour renforcer le dialogue social et la paix sociale.
Nul doute que sa mise en pratique exigera d’importants efforts : information et formation des acteurs, renforcement des effectifs d’inspection du travail, vigilance sur l’interprétation des dispositions et, surtout, volonté politique à chaque étape du processus. Le défi, désormais, sera de faire vivre cette loi dans l’esprit qui l’a vu naître : une protection équilibrée du droit de grève, comme outil de justice sociale, et un soutien à l’activité économique, indispensable à la croissance et à l’emploi au Maroc.