« L’intelligence artificielle est en train de venir pour vos emplois. Et pour le mien aussi. » Cette déclaration sans détour, signée Micha Kaufman, président de Fiverr, dans une lettre interne adressée à ses collaborateurs, a surpris par sa franchise. Mais elle a aussi le mérite de mettre en lumière un sujet que beaucoup préfèrent encore esquiver : le bouleversement structurel que l’IA fait peser sur les fonctions de travail. Ce message, qui dépasse largement les murs de la plateforme de freelancing, mérite l’attention de tous les responsables RH, au Maroc comme ailleurs sur le continent africain. Car il soulève une question cruciale : sommes-nous réellement prêts à affronter l’impact de l’automatisation intelligente sur les emplois, les compétences et les organisations ?
La lettre de Micha Kaufman ne fait pas dans le langage managérial convenu. Elle est directe, parfois brutale. Elle parle d’une vérité désagréable que trop peu d’organisations osent affronter frontalement. « Cela n’a pas d’importance que vous soyez développeur, designer, juriste, commercial, data scientist ou manager produit — l’IA vient pour vous », écrit-il. Le message est clair : aucun métier, aucun secteur, aucune fonction n’est à l’abri de la vague technologique en cours. L’innovation, jusqu’ici perçue comme un levier de productivité ou un enjeu de compétitivité, devient une menace potentielle pour la pérennité de certains rôles — y compris à haut niveau.
Cette mise en garde s’inscrit dans un contexte global où les signaux d’alerte se multiplient. Arvind Krishna, PDG d’IBM, déclarait récemment que plusieurs centaines de postes RH avaient déjà été remplacés dans son entreprise par des agents conversationnels basés sur l’IA. Chez PwC, les métiers du droit et de la comptabilité sont également touchés par l’intégration de systèmes d’intelligence artificielle générative capables de traiter des milliers de documents juridiques en quelques secondes. Ce ne sont pas des projections futuristes, mais des réalités déjà à l’œuvre dans des groupes internationaux. Et comme le souligne Kaufman, il ne s’agit pas seulement du risque de perdre son poste chez Fiverr, mais de perdre sa place dans toute une industrie si l’on ne s’adapte pas.
L’une des forces de cette lettre réside dans sa capacité à poser les bons mots sur une dynamique complexe. Ce que l’on considérait hier comme une « tâche facile » n’a désormais plus de raison d’être, car elle peut être automatisée avec une efficacité redoutable. Ce que l’on appelait une « tâche difficile » devient le nouveau standard. Et ce qui était considéré comme impossible – traiter en temps réel des requêtes complexes, générer des contenus de qualité ou analyser des masses de données – est désormais atteignable. La hiérarchie traditionnelle des compétences est en train de se renverser sous nos yeux.
Pour les directeurs des ressources humaines, cette reconfiguration impose une remise à plat urgente des référentiels de compétences. Il ne s’agit plus seulement de former les collaborateurs à l’usage d’un nouvel outil ou d’introduire des formations ponctuelles à l’IA. Il s’agit de repenser, en profondeur, ce que signifie « être compétent » à l’heure de l’intelligence artificielle générative. Les critères d’employabilité évoluent rapidement : maîtrise des technologies, capacité à collaborer avec des agents intelligents, aptitude à produire plus vite avec une meilleure qualité, agilité cognitive, curiosité intellectuelle. Autant de dimensions qui doivent désormais être intégrées dans les politiques RH et les plans de développement des talents.
Micha Kaufman ne se contente pas de dresser un constat. Il propose aussi un chemin. Et celui-ci passe par une responsabilisation forte des collaborateurs. « Si vous ne devenez pas un talent d’exception, un maître dans votre domaine, vous serez forcé de changer de métier dans les mois qui viennent », écrit-il. Il n’appelle pas à la peur, mais à l’action. Il invite chacun à s’approprier les outils d’IA les plus récents dans son champ d’expertise : Intercom, Fin ou SentiSum pour les métiers du support client, Lexis+ AI ou Legora pour les professions juridiques, Cursor pour les développeurs. Il s’agit, selon lui, de chercher ce qui confère un véritable « super-pouvoir » : produire plus de résultats en moins de temps avec une qualité supérieure.
Ce discours tranche avec les approches classiques de la gestion du changement. Il rompt avec l’idée que c’est à l’entreprise de fournir toutes les ressources et le cadre nécessaires à l’évolution professionnelle. Kaufman renverse la logique : « Arrêtez d’attendre que votre lieu de travail vous offre des opportunités. Créez-les vous-mêmes. » Et il va plus loin : « Devenez des ingénieurs du prompt. Google est mort. LLM et GenAI sont les nouvelles bases. » L’époque de la recherche passive d’information touche à sa fin. Celle de l’interaction active avec les modèles d’IA s’impose comme un nouvel alphabet du travail.
Ce message peut paraître déroutant, voire brutal. Mais il reflète une conviction partagée par un nombre croissant de dirigeants : le statu quo n’est plus viable. Dans un marché du travail où les cycles d’obsolescence des compétences se raccourcissent, la fonction RH doit passer d’une logique d’accompagnement à une logique d’anticipation. Elle doit identifier les métiers les plus exposés, réorienter les budgets de formation vers des modules intensifs d’acculturation à l’IA, créer des laboratoires internes d’expérimentation, et valoriser les collaborateurs capables de porter la transformation de l’intérieur.
Ce type de discours, aussi radical soit-il, pose une question de fond pour les DRH : comment maintenir la motivation et l’engagement des équipes alors même que leur utilité est questionnée par les machines ? Comment préserver le sens du travail dans un environnement où l’efficience prime sur l’intuition humaine ? Comment éviter les effets de sidération ou de résistance passive face à une transformation perçue comme déshumanisante ? Ce sont là des défis que ne pourront pas relever les seuls consultants ou directions générales. Il faudra une implication forte, stratégique et humaine des responsables RH.
La lettre de Kaufman est aussi une leçon de leadership. Il ne se dédouane pas. « L’IA vient aussi pour mon emploi », écrit-il. Il ne prétend pas avoir toutes les réponses, mais propose à ses collaborateurs de venir discuter, en tête-à-tête, de l’avenir. Cette posture, à la fois lucide et ouverte, peut inspirer les DRH dans la conduite du changement : faire preuve de franchise, assumer les incertitudes, et construire collectivement une voie de progrès. Il ne s’agit pas de rassurer à tout prix, mais de mobiliser sur la base d’un projet exigeant et partagé.
Au fond, cette lettre agit comme un miroir. Elle reflète la transition que nous vivons tous, DRH compris. Car si les collaborateurs doivent apprendre à maîtriser les outils d’IA, la fonction RH elle-même ne pourra y échapper. Elle devra repenser ses outils, ses processus, ses indicateurs. Elle devra passer de la gestion administrative à l’architecture des compétences, de la planification rigide à l’orchestration fluide des talents. Elle devra, elle aussi, se réinventer.
Il serait tentant de considérer ce discours comme un énième signal alarmiste venu de la tech américaine. Ce serait une erreur stratégique. Car les dynamiques à l’œuvre chez Fiverr, IBM ou ailleurs annoncent des changements qui ne connaissent ni frontières ni délais. L’intelligence artificielle n’attend pas que les entreprises soient prêtes. Elle s’impose là où les résistances sont les plus faibles. Et les plus vulnérables, ce ne sont pas les métiers les moins qualifiés : ce sont ceux dont la valeur ajoutée n’a pas encore été redéfinie face à cette nouvelle donne.
À ceux qui s’interrogent encore sur la portée de ces transformations, la lettre de Micha Kaufman offre un point de départ pour une réflexion profonde, honnête et stratégique. Refuser de voir la réalité ne la fera pas disparaître. L’ignorer, c’est s’exposer à la voir s’imposer brutalement. La comprendre, c’est commencer à reprendre le contrôle. Pour les DRH marocains et africains, il ne s’agit plus de suivre l’évolution. Il s’agit désormais de la devancer.
lettre de Micha Kaufman président de Fiverr
« Hey team,
I’ve always believed in radical candor and despise those who sugar-coat reality to avoid stating the unpleasant truth. The very basis for radical candor is care. You care enough about your friends and colleagues to tell them the truth because you want them to be able to understand it, grow, and succeed.
So here is the unpleasant truth: AI is coming for your jobs. Heck, it’s coming for my job too. This is a wake-up call.
It does not matter if you are a programmer, designer, product manager, data scientist, lawyer, customer support rep, salesperson, or a finance person – AI is coming for you.
You must understand that what was once considered ‘easy tasks’ will no longer exist; what was considered ‘hard tasks’ will be the new easy, and what was considered ‘impossible tasks’ will be the new hard. If you do not become an exceptional talent at what you do, a master, you will face the need for a career change in a matter of months. I am not trying to scare you. I am not talking about your job at Fiverr. I am talking about your ability to stay in your profession in the industry.
Are we all doomed? Not all of us, but those who will not wake up and understand the new reality fast, are, unfortunately, doomed.
What can we do? First of all, take a moment and let this sink in. Drink a glass of water. Scream hard in front of the mirror if it helps you. Now relax. Panic hasn’t solved problems for anyone. Let’s talk about what would help you become an exceptional talent in your field:
Study, research, and master the latest AI solutions in your field. Try multiple solutions and figure out what gives you super-powers. By superpowers, I mean the ability to generate more outcomes per unit of time with better quality per delivery. Programmers: code (Cursor…). Customer support: tickets (Intercom, Fin, SentiSum…), Lawyers: contracts (Lexis+ AI, Legora…), etc.
Find the most knowledgeable people on our team who can help you become more familiar with the latest and greatest in AI.
Time is the most valuable asset we have — if you’re working like it’s 2024, you’re doing it wrong! You are expected and needed to do more, faster, and more efficiently now.
Become a prompt engineer. Google is dead. LLM and GenAI are the new basics, and if you’re not using them as experts, your value will decrease before you know what hit you.
Get involved in making the organization more efficient using AI tools and technologies. It does not make sense to hire more people before we learn how to do more with what we have.
Understand the company strategy well and contribute to helping it achieve its goals. Don’t wait to be invited to a meeting where we ask each participant for ideas – there will be no such meeting. Instead, pitch your ideas proactively.
Stop waiting for the world or your place of work to hand you opportunities to learn and grow—create those opportunities yourself. I vow to help anyone who wants to help themselves.
If you don’t like what I wrote; If you think I’m full of shit, or just an asshole who’s trying to scare you – be my guest and disregard this message. I love all of you and wish you nothing but good things, but I honestly don’t think that a promising professional future awaits you if you disregard reality.
If, on the other hand, you understand deep inside that I’m right and want all of us to be on the winning side of history, join me in a conversation about where we go from here as a company and as individual professionals. We have a magnificent company and a bright future ahead of us. We just need to wake up and understand that it won’t be pretty or easy. It will be hard and demanding, but damn well worth it.
This message is food for thought. I have asked Shelly to free up time on my calendar in the next few weeks so that those of you who wish to sit with me and discuss our future can do so. I look forward to seeing you.
Yours,
Micha »