Les entreprises marocaines et internationales voient cohabiter, pour la première fois à grande échelle, quatre générations de salariés : les baby-boomers (nés entre 1946 et 1964), la génération X (1965-1980), les millennials (1981-1996) et, plus récemment, la génération Z (depuis 1997). Cette mosaïque d’âges, de valeurs et d’expériences est souvent perçue comme un défi managérial, tant il peut sembler complexe de faire travailler ensemble des collaborateurs ayant grandi dans des contextes économiques, sociaux et technologiques radicalement différents. Pourtant, de plus en plus de DRH et de managers y voient une formidable opportunité : la diversité générationnelle est un catalyseur de créativité, d’innovation et de cohésion d’équipe.
Un choc générationnel qui n’en est pas vraiment un
Au premier abord, les stéréotypes ont la vie dure. D’un côté, on reproche aux jeunes recrues d’être trop volatiles, trop connectées et en recherche permanente de gratification immédiate. De l’autre, les collaborateurs plus expérimentés sont parfois jugés réticents aux changements, peu familiers avec les outils numériques et attachés à une organisation hiérarchique qu’on dit dépassée. En réalité, le choc est souvent moins brutal qu’il n’y paraît.
De nombreuses entreprises, au Maroc comme ailleurs, constatent que ces prétendus clivages se résorbent dès lors qu’on instaure un climat de respect mutuel. « Dès le premier jour, j’ai été bluffé par la volonté de mes collègues seniors de me transmettre leurs astuces et contacts, confie Leïla, 22 ans, stagiaire dans une agence de marketing digital. J’avais peur de passer pour la “petite dernière” qui veut tout révolutionner. Finalement, c’est l’inverse qui s’est produit : ils étaient très demandeurs de mon point de vue sur TikTok ou sur les dernières tendances graphiques. »
Des priorités différentes, mais une soif de reconnaissance commune
Certes, chaque génération affiche ses propres attentes en matière de management et de conditions de travail. Les baby-boomers se disent attachés à la notion de loyauté et de respect envers la hiérarchie, la génération X est souvent à la recherche d’un équilibre vie pro/vie perso, tandis que les millennials réclament plus de liberté (horaires flexibles, télétravail) et de sens dans leurs missions. Quant à la génération Z, hyperconnectée et habituée à l’immédiateté, elle espère une reconnaissance rapide pour ses efforts.
Pourtant, derrière ces spécificités, une constante émerge : tout le monde souhaite être considéré, encouragé et valorisé pour ses compétences. « Nous avons mis en place des cercles de coaching intergénérationnels, explique Mehdi, DRH dans le secteur bancaire. Dans ces ateliers, un cadre senior peut être coaché par un junior sur un sujet précis (par exemple, l’utilisation avancée des réseaux sociaux), tandis qu’il lui transmet en retour son savoir-faire en gestion de projet ou en négociation. Cette dynamique brise les hiérarchies trop rigides et réconcilie rapidement les différentes générations. »
Du mentorat inversé aux projets mixtes
Parmi les initiatives qui fonctionnent, le mentorat inversé fait des adeptes : un collaborateur junior, familier des dernières tendances digitales, forme un collègue plus âgé aux subtilités d’outils numériques ou de plateformes émergentes (marketing d’influence, logiciels collaboratifs, etc.). À l’inverse, l’expérience acquise et la connaissance fine du secteur qu’apportent les seniors servent de boussole aux plus jeunes.
Autre levier prisé : les projets collaboratifs mêlant plusieurs générations. L’idée est de constituer des équipes-projets transversales, où chaque groupe doit élaborer une nouvelle offre, résoudre un problème complexe ou organiser un événement interne. « Quand on fait travailler ensemble un baby-boomer qui maîtrise parfaitement les rouages de l’entreprise, un Gen X très à l’aise en management et en improvisation, un millennial branché sur les enjeux écologiques et une Z “native digitale”, c’est un feu d’artifice d’idées ! », s’enthousiasme Nadia, consultante en innovation organisationnelle.
Gérer les tensions par la communication
Pour autant, tout n’est pas toujours rose. Les malentendus naissent souvent de différences culturelles. Par exemple, l’usage systématique de WhatsApp ou Teams pour échanger en direct peut agacer un baby-boomer, qui préférera un coup de fil. Une réunion jugée « trop formelle » par un jeune collaborateur peut, au contraire, rassurer un salarié plus expérimenté, en lui laissant un espace institutionnalisé pour s’exprimer.
La clé ? Clarifier les modes de communication dès le départ et encourager chacun à s’adapter. « On apprend à jongler : quand j’envoie un e-mail à mon manager plus âgé, j’ajoute quelques lignes d’explication et je n’hésite pas à le relancer gentiment par téléphone, raconte Samir, 28 ans, employé dans une entreprise d’import-export. Au contraire, avec mes collègues de la génération Z, je privilégie le chat : ils me répondent dans l’instant. Ce “code-switching” fait partie du jeu. »
Une force pour l’innovation et la résilience
Au-delà du « vivre-ensemble » en entreprise, la cohabitation des générations est un puissant moteur d’innovation. Les seniors possèdent une connaissance historique des succès et des échecs passés, ce qui aide à anticiper les écueils. Les plus jeunes apportent un regard neuf, remettent en question les habitudes et proposent des solutions créatives. Quand la confiance s’installe entre toutes les générations, les idées fusent et les projets gagnent en originalité.
Sur le plan commercial, le fait d’avoir un personnel reflétant plusieurs tranches d’âge est également un atout : chaque collaborateur peut se mettre à la place d’une partie de la clientèle (plutôt âgée, plutôt jeune, etc.), identifiant ainsi des arguments de vente plus pertinents ou des lacunes dans l’offre proposée.
Un défi permanent, mais payant
Loin d’être un simple phénomène de mode, le management intergénérationnel est désormais une exigence stratégique pour les entreprises. Face à la pénurie de certaines compétences, savoir attirer et retenir des talents de toutes les générations devient vital. Et cette opération de séduction ne se résume pas à un jeu de compensation financière : la culture d’entreprise, la reconnaissance, la solidarité entre collègues, l’équilibre et la flexibilité sont autant de critères qui feront pencher la balance.
En fin de compte, accepter et valoriser la pluralité des âges, c’est miser sur un équilibre subtil entre héritage et renouveau. Chacun, qu’il s’agisse du senior habitué aux méthodes éprouvées, du cadre de la génération X rompu aux évolutions du marché, du millennial sensible aux enjeux de responsabilité sociétale, ou encore du jeune Z rôdé aux réseaux sociaux, apporte sa pierre à l’édifice commun. Et lorsque cette collaboration s’orchestre harmonieusement, c’est l’organisation toute entière qui s’en trouve renforcée, prête à innover et à se réinventer en permanence.